Des livres, des expos, des réflexions sur l’image
Les mots et l’histoire de la photographie
Le blog de Roland Deglain
Le blog de Roland Deglain
Je n’ai toujours pas créé mon compte Instagram. Ce choix peut surprendre dans le chef d’un photographe amateur se voulant un tout petit peu « averti » et ouvert aux échanges avec celles et ceux qui partagent sa passion. Pourquoi se priver de l’application la plus prisée des photographes et ne pas faire partie d’une communauté qui compterait deux milliards d’utilisateurs par mois dans le monde? (*).
Sans répéter ou discuter les critiques bien connues à l’égard d’Instagram, j’invoquerai simplement mon souci de maintenir une certaine réserve à l’égard des réseaux dit sociaux, un désir de garder mes distances à l’égard des messageries tendant à l’exhibitionnisme comme au formatage du regard.
C’est pourtant ce service de partage de photos qui a donné naissance à deux livres récents m’incitant à nuancer mon propos et à trouver des mérites à l’application quand elle est utilisée d’une certaine façon. Ces livres sont signés par deux utilisateurs d’un âge déjà avancé et qui n’ont pas attendu Instagram pour diffuser leurs images. S’ils doivent probablement à leur notoriété d’avoir fait paraître un ouvrage puisant sa matière dans leur compte, ils ont aussi en commun d’associer l’écrit à l’image.
Le doyen de ces deux utilisateurs, Jean-Marie Périer, s’est fait connaître dans les années 1960 en photographiant pour le mensuel Salut les Copains les chanteuses et chanteurs de l’époque, celles et ceux qu’on désignait comme la vague yé-yé. Il s’est plus tard tourné vers le cinéma et a vécu plusieurs vies en visitant de nombreux pays.
Jean-Marie Périer n’a jamais cherché à être « reconnu » comme photographe. Ce n’est que tout à la fin du 20è siècle qu’il sera invité par les Rencontres d’Arles et qu’il publiera un premier livre de ses photographies. C’est grâce à Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, que ses images autrefois destinées à s’afficher sur les murs des jeunes adolescents firent l’objet d’une exposition suscitant un doux parfum de nostalgie.
Ces photos des années ’60, celles de ces idoles dont certains sont restés ses amis, Jean-Marie Périer les faisait dans une complicité joyeuse. Tout le contraire, dit-il, des séances d’aujourd’hui dans lesquelles les prises de vues sont contrôlées en fonction de l’image du modèle, alors que les modèles de JMP… ignoraient même qu’ils avaient une image.
Sur Instagram comme dans « Déjà hier » (**), Jean-Marie Périer délivre en quelques paragraphes souvent joliment troussés une petite histoire ou une anecdote. Il esquisse un portrait, évoque un souvenir, convie ses humeurs. Il partage sous une image une réflexion qui s’y rapporte …ou n’a rien à voir. On ne retrouve pas seulement Johnny et Sylvie, Jacques Dutronc et Françoise Hardy, mais aussi les Beatles ou les Rolling Stones au sommet de leur gloire et pourtant toujours disponibles pour lui.
JMP replonge aussi dans son enfance, rend hommage à ses parents, raconte son père, le vrai, l’acteur et homme de théâtre François Périer, qui remplit pleinement son rôle. On cherchera en vain dans ce livre mention du père biologique, Henri Salvador, autre chanteur talentueux s’il en est, mais on croisera Françoise Sagan et Patrick Modiano, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Brigitte Bardot et Federico Fellini.
Ces chroniques sont empreintes de la grâce avec laquelle JMP a traversé les années et les décennies avant de finir aujourd’hui sa vie dans l’Aveyron avec sa chienne et ses deux ânesses. Tout est dit sans mièvrerie ni vulgarité, avec une pudeur et une gentillesse qui caractérisent l’homme. Son regard amusé et son élégance ne connaissent pas les rides. Cela doit tenir au fait que Jean-Marie Périer n’aura jamais été, de son propre aveu, qu’un amateur dans toutes les pratiques auxquelles il a touché, sans jamais être obsédé par la réussite.
Effleurer ainsi les choses ne mène peut-être pas à l’excellence mais cela aura fait une belle vie à un photographe devenu auteur (car c’en est un), qui revisite ses archives et nous parle de ce qui l’a touché jusqu’à aujourd’hui. En s’avouant conscient que ne resteront sans doute de son travail que quatre ou cinq photos peut-être, Jean-Marie Périer n’a pas tort d’ajouter, que « pour un photographe, c’est déjà beaucoup ».
La deuxième utilisatrice d’Instagram, Patti Smith, chanteuse américaine souvent présentée comme la papesse du mouvement punk, est bien plus que cela. Poète, écrivaine et photographe, elle a publié plusieurs livres, dont « Just Kids », le récit salué par la critique de sa relation avec le photographe Robert Mapplethorpe dont elle fut la muse dans le New York de la fin des années 1960, avant qu’il se fasse un nom dans le milieu. Ce livre, fruit du serment d’écrire leur histoire qu’elle fit à Mapplethorpe sur son lit de mort, lui valut en 2010 le US National Book Award.
En 2018, Patti Smith entreprit de poster ses images commentées sur un compte Instagram. Disponible en anglais mais en attente de traduction à l’heure où j’écris, “A Book Of Days”(***) rassemble, à raison d’un partage pour chaque jour de l’année, des photos vintage ou des Polaroids puisés dans les archives de Patti Smith, entremêlés aux photos récentes prises avec son téléphone portable.
Dans l’introduction, la chanteuse-écrivaine explique qu’elle a ouvert son compte à l’incitation de sa fille, laquelle avait vu juste en pensant que l’application conviendrait parfaitement à sa mère qui écrit et fait des images au quotidien. Le compte permettait de se distinguer des faussaires se réclamant de Patti sur les réseaux. Il est devenu un carnet de notes, une collection de petites offrandes, nées en grande partie pendant la pandémie. Instagram, explique Patti Smith, est un outil pour partager ses découvertes, les anciennes comme les nouvelles.
Si la couverture du livre la présente avec son vieil appareil Polaroid 250, elle apprécie aujourd’hui la flexibilité du smartphone. Son esthétique personnelle est restée la même, qui garantit la cohérence de l’ouvrage entre images du passé et photos des dernières années. Car Patti Smith, née à Chicago en 1946, rock-star depuis l’album Horses (1975) suivi en 1978 du fameux hymne Because the Night, co-écrit avec Bruce Springsteen, n’a pas vraiment changé. Elle parcourt toujours le monde en chantant People Have The Power (1988). La prose a pris le pas sur la poésie mais Patti reste une artiste au travail, s’appliquant à elle-même son conseil aux écrivains en herbe : « L’esprit est un muscle, il faut l’entretenir, comme un athlète doit s’entretenir pour développer ses capacités » (Interview-rencontre avec la FNAC, 2017).
En quelques lignes seulement, Patti Smith parle donc de ce qui la touche, plonge dans ses souvenirs ou partage son penchant pour les poètes, français et autres. A New York ou ailleurs, elle transcrit ses fidélités et ses émotions. Ce livre des jours est une immersion dans son univers. On y trouve des photos de Cairo, son chat abyssin, de son café du matin, de ses lectures, ou encore de ses vieilles bottes ou de ses objets familiers. Comme Jean-Marie Périer, elle évoque ses amis et ses proches, souvent disparus bien trop tôt car la dame a traversé des épreuves et perdu des êtres chers, qui reviennent dans ses chroniques.
Au fil des jours et des pages surgissent aussi les photos prises lors des tournées, dans une chambre d’hôtel ou sur un quai de gare, comme à Bruxelles. Patti choisit régulièrement la date-anniversaire de ses héros et de ses héroïnes pour dire en quelques mots toute la place qu’ils ou elles occupent dans sa vie et son coeur. Elle rend compte de ses visites, nombreuses, sur les tombes de ses écrivains favoris — Arthur Rimbaud, William Blake, Albert Camus, Sylvia Plath. Car la dévotion, titre d’un de ses livres (Devotion) est un trait essentiel de sa personnalité et sous-tend son œuvre littéraire autant qu’elle nourrit ses heures. Jean-Marie Périer, lui, confesse une propension à admirer qu’il oppose au dénigrement et au sarcasme complaisamment répandus sur internet.
Chez Jean-Marie Périer comme chez Patti Smith, l’usage d’Instagram est honnête et convaincant. Le Français marqué par la culture et le mode de vie américain comme l’Américaine amoureuse de la France et de Paris sont deux êtres attachants, pour qui la pudeur et la gentillesse sont une manière de vivre et un moyen de communiquer.
En révélant sobrement mais avec des mots justes ce qui les pousse et continue de les inspirer, Jean-Marie Périer comme Patti Smith nous donnent à comprendre qui ils sont en saluant celles et ceux qui les ont inspirés. L’un comme l’autre utilise Instagram pour dire du bien des autres et non pas de lui ou d’elle-même. C’est ce qui les rapproche et me les rend proches. Et je me prends à penser que ces deux-là ne sont jamais autant eux-mêmes qu’en parlant des autres.
Du bon usage d’Instagram en somme.
(*) Selon des chiffres parus dans la presse en octobre 2022.
(**) Déjà hier. Une année sur Instagram. Jean-Marie Périer. Préface de Patrick Modiano. Calmann-Lévy, 2021, 19€.
(***) A Book Of Days. Patti Smith. Bloomsbury, 2022, 26,50 €.
Ce blog a plus de trois ans déjà. Il est temps, je pense, pour moi comme pour ceux qui m’ont fait l’amitié de me lire, d’éviter de tomber dans une certaine lassitude.
C’est dire que je sens le moment venu de changer la formule pour ne pas me complaire dans les redites, ne pas chroniquer des livres qui se ressemblent trop ou qui, s’agissant de la pratique de la photographie, reprennent inlassablement les mêmes thèmes ou les mêmes idées.
Je me dois de remercier les éditeurs qui m’ont fait confiance ces dernières années. Leur travail mérite notre intérêt mais aussi notre reconnaissance car ils n’ont pas la partie facile, tout particulièrement ces derniers temps. Les livres de photographes surtout ont trop de mal à trouver leur public. Le fait que tout le monde aujourd’hui peut se croire photographe ne contribue pas à mettre en valeur ce qui tranche avec le narcissisme ambiant.
Sachez que je garde toute ma curiosité pour la photographie artistique et que je continuerai de défendre mon l’amour des « belles images », d’une photographie qui traduit, avec les outils de cet art, une émotion, une sensation ou une perception de la réalité.
Je suis de plus en plus convaincu par ailleurs qu’il importe, pour ne pas s’y perdre et y perdre son temps, de garder la bonne distance avec les réseaux sociaux, même ceux que l’on dit indispensables — pour combien de temps du reste?
Je me propose donc de réfléchir à d’autres contenus et de me laisser porter dorénavant par d’autres envies, en me promettant de continuer d’écrire sur la photographie et sur d’autres choses comme de m’exprimer par d’autres moyens encore.
Tout cela sans oublier de faire mes propres images et de les partager sur mon site ou en galerie.
Nous nous retrouverons bientôt si vous le voulez, ici, là-bas ou ailleurs.
Bon vent à toutes et tous. Portez-vous bien.
Roland
Photographaphe spécialisée dans le tourisme, Amélie Amiot partage sur son blog son « appétence particulière pour les belles images ». Son activité lui a valu de remporter le prix du Carnet de voyage numérique à la Biennale de Clermont-Ferrand de même qu’un prix récompensant le meilleur blog de voyage français. Elle publie chez Eyrolles un Guide photo pour les voyageurs (*).
Un préambule assez long s’attache à la préparation du voyage (le type de photos recherché, les repérages, les interdits) et à la sélection du matériel et des accessoires, y compris le choix du sac. L’ouvrage se penche alors sur la photo de paysage, première composante, simple et compliquée à la fois, de la photo de voyage: choix des focales, attention à la lumière et aux conditions méteo, composition, respect ou non de la règle des tiers, réalisation d’une photo en pose longue.
Mais le voyageur-photographe voudra aussi fixer des visages, des sourires et des regards, ce qui soulève la question du comportement: être au bout du monde ne doit jamais faire oublier le respect, sachant qu’un bon portrait peut fort bien découler d’une belle rencontre ou d’un sourire partagé. Amélie Amiot partage trucs et astuces pour les situations souvent rencontrées en voyage (photographier depuis la fenêtre d’une voiture ou d’un train), donne quelques pistes pour photographier les animaux, exotiques ou non, ou encore pour mettre en valeur un monument ou un site plus ou moins fréquenté (en évitant les touristes ou en les effaçant des images).
Comme son titre l’indique, ce petit livre s’adresse au voyageur désireux de ramener de belles et bonnes images plutôt qu’au photographe averti ou spécialisé. Il est illustré de vignettes nombreuses mais forcément petites car le format du livre se veut essentiellement pratique. Et de conclure qu’une bonne photo de voyage sera souvent le produit d’une alliance entre un beau lieu ou une belle histoire et des qualités techniques avec le petit « truc en plus » provenant de l’émotion dégagée.
(*) Guide photo pour les voyageurs. Aurélie Amiot. Editions Eyrolles. Broché, 176 pages, format 15 x 19. 18 €.
Photographe professionel depuis près de 40 ans, Michael Freeman a publié 78 livres traduits en 28 langues sur la pratique de son art. Parmi eux figure en bonne place L’Oeil du photographe et l’art de la composition, un grand succès du genre. Quinze ans après cette parution, Freeman revient sur le sujet sous la forme d’une masterclass et dans un ouvrage inédit (*).
Désignée et traitée ici comme l’outil le plus puissant pour exprimer la personnalité du photographe, la composition réussie, selon Freeman, est le résultat d’un effort et d’un entraînement constant pour se figurer comment une scène peut être traduite en image. « La plupart des photographes sérieux », dit-il, y pensent en permanence (…), même quand ils ne tiennent pas d’appareil photo ».
Mais comment les images sont-elles regardées et comprises? Pour générer l’intérêt et retenir l’attention, autant avoir quelques notions sur l’angle et le champ de vision. Des avancées sont intervenues ces dernières années dans les technologies de suivi du regard (eye tracking), qui mesurent en quels points et comment un observateur regarde une photo. Il n’empêche que les différences peuvent s’avérer marquées d’un observateur à l’autre.
Freeman explique ensuite les outils de la conception d’une image, à commencer par le point de vue (« de tout votre équipement, les deux éléments les plus utiles sont sans nul doute vos pieds ») ainsi que les optiques. On continue avec la façon de traiter les lignes, d’aplatir, de comprimer et d’organiser les formes. Freeman propose des schémas, du découpage à la suite de Fibonacci, la fameuse spirale liée au nombre d’or, tirant son nom du mathématicien médiéval qui l’a popularisée en sciences comme dans les arts.
On ne regarde pas une image comme on regarde le monde réel. Une image a des bords qui nous poussent à chercher dans le cadre ce qui peut être intéressant.
Michael Freeman
L’ouvrage fait naturellement la part belle aux photographies impeccablement justes de Freeman, qui illustrent les notions et le propos pour chacun des chapitres. Un livre qui donne les clés pour penser son cadrage, exercer son regard, acquérir et revendiquer son style. Ne reste plus qu’à suivre les enseignements du maître.
(*) La composition. Michael Freeman. Les Masterclass. Adapté de l’anglais par Franck Mée. Editions Eyrolles. 1è édition 2022. 176 pages, broché, format 19 x 23,5. 23 €
Une réédition à signaler chez Eyrolles:
Saluons la réédition de cet ouvrage destiné en priorité aux pros mais pas seulement. Pour vivre de son art, il faut le vendre et pour bien en vivre, il faut aussi bien savoir le vendre. Le livre d’Eric Delamarre permet au photographe d’apprendre à évaluer correctement ses prix et ses prestations. Mais l’ouvrage aborde également le cas des ventes des tirages d’exposition, fournissant aux auteurs, même amateurs, des indications bien utiles et des repères très précieux pour estimer la valeur de leur travail… ou de leur passion.
Les tarifs et le devis du photographe. Eric Delamarre. Collection Photographe Pro. Deuxième édition. 142 pages, format 14×20, 22 €.
Bel été à toutes et tous
Brian Lloyd Duckett est un photographe britannique, spécialisé dans la photographie documentaire et la « street photography ». Une version française de son dernier ouvrage, dans lequel il propose 52 défis pour photographier en noir et blanc, est récemment parue chez Eyrolles (*).
Le modèle de ce type de manuel consiste à fournir 52 fois sur une double page (soit pour une fois par semaine, mais il n’est pas nécessaire d’accepter ce schéma) un « challenge » à relever dans un domaine de la photo, avec des idées, des astuces et des suggestions techniques. A prendre comme un petit guide pour essayer d’autres choses, sans craindre de faire des erreurs.
S’agissant du noir et blanc, vaste sujet au demeurant, Duckett invite, par exemple, son lecteur à prendre des clichés comme Cartier-Bresson, à réinventer le selfie, à trouver le bon angle ou à traduire la beauté des surfaces. De quoi mieux saisir la lumière et les ombres, les formes et les textures, en acceptant de voir le monde en noir et blanc.
Est-il préférable de photographier en couleurs et de convertir par la suite en noir et blanc lors de l’édition, ou faut-il utiliser le mode noir et blanc de l’APN? Duckett n’entend rien préconiser, même s’il préfère pour sa part opérer en RAW et traiter ses images a posteriori. Quitte, si on opte pour le RAW+Jpeg, à activer le mode monochrome afin de pouvoir visualiser l’image telle qu’on souhaitera l’exploiter.
Les 52 projets sont, comme à chaque fois, brièvement consignés dans un livre à petit prix et à petit format, qui trouvera facilement sa place dans un sac. De petits espaces sont réservés pour y noter ses expériences et l’ouvrage peut passer pour un cahier d’exercices.
Voilà pour le principe. S’agissant du noir et blanc, Duckett ne manque pas d’interpeller en préambule ceux qui pourraient s’interroger sur l’utilité de se priver aujourd’hui de la couleur. Sa réponse sonne comme une évidence: la pratique et la compréhension du monochrome incitent bien à simplifier la composition, à évaluer la lumière, à comprendre la photographie, tout simplement.
Sept autres ouvrages du même type ont été précédemment publiés dans cette collection, dont ceux consacrés à la photo de paysage, à la photo de voyage et à la photo de nature.
(*) Photo noir & blanc – 52 défis. Brian Lloyd Duckett. Editions Eyrolles. Collection 52 défis. 128 pages, broché, format : 14 x 21, 13,90 €.
La photographie de mode est un domaine dont la vocation commerciale ne l’a pas empêché de s’apparenter souvent à la photographie artistique. Richard Avedon, Jeanloup Sieff, David Bailey ou F.C. Gundlach, pour ne citer qu’eux, l’ont parfaitement prouvé. Si la consultation des magazines est de nature ces dernières années à questionner cette affirmation forcément subjective, le genre a néanmoins ses maîtres et Peter Lindbergh en fait définitivement partie.
Photographe et réalisateur allemand, Lindbergh (1944-2019) a collaboré avec les grands noms de la mode et photographié pour eux les plus beaux mannequins. Parmi ses travaux les plus remarqués figurent la première couverture du Vogue américain et sa série de photographies prise à Malibu en 1988. On y découvrait, dans toute leur spontanéité, un groupe de jeunes femmes, toutes vêtues simplement d’une chemise blanche, sur des images qui devinrent rapidement iconiques d’une nouvelle génération de la mode comme de l’époque des star models. Estelle Lefébure, Karen Alexander, Rachel Williams, Linda Evangelista, Tatiana Patitz et Christy Turlington seront parmi les modèles les plus prisés de la décennie suivante aux côtés de Cindy Crawford et Kate Moss, qui se retrouveront souvent elles aussi devant l’objectif de Peter Lindbergh.
Le recueil On Fashion Photography, d’abord publié par Taschen en format XL, a fait l’objet d’une réédition spéciale (*) à l’occasion du quarantième anniversaire de l’éditeur de Cologne. Le livre reprend des collaborations du photographe avec les plus grandes maisons de la mode, de Giorgio Armani à Alexander McQueen, de Christian Lacroix à Versace, de Karl Lagerfeld à Yves Saint Laurent. Dans la formule trilingue de Taschen et sous couverture cartonnée, la réédition met à notre portée, en format réduit mais pour un prix symbolique, plus de 300 images dont plusieurs jamais publiées, ainsi qu’une interview de Lindbergh: le photographe de mode, comme ses modèles, apparaît sans fard dans ses propos: « D’où commence l’histoire? Jamais des vêtements ».
Les rares clichés en couleur que contient cette compilation soulignent a contrario l’originalité du travail habituel de Lindbergh, adepte d’un noir et blanc s’inscrivant dans une contradiction totale avec le monde qu’il représente. Qui plus est, l’approche de Peter Lindbergh conjugue une forme de réalisme inspiré par ses origines et sa formation avec un humanisme généralement peu prisé dans le domaine pratiqué. Car loin des images glacées, froides et retouchées qui encombrent désormais les magazines et les font subsister par la publicité, Lindbergh se démarque en tournant le dos à la perfection pour mettre en valeur la personnalité ou l’expression chez son modèle. Les canons du genre sont résolument abandonnés et les mannequins semblent parfois inquiets et fragiles, proches et sublimes à la fois. Le modèle offre ainsi au photographe une beauté qui n’est pas que de façade.
Ce qui n’est que beau m’a toujours ennuyé. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est puissant et vrai.
– Peter Lindbergh
On pourra, comme nous, préférer d’autres livres ou d’autres facettes de Lindbergh, qui a fait l’objet d’expositions multiples dans les lieux les plus renommés comme le Victoria & Albert Museum à Londres ou le Centre Pompidou à Paris. Mais c’est une sorte de pureté qui toujours s’impose chez lui avec des sujets qui apparaissent réellement à nu. C’est ce qu’a parfaitement transcrit ici la journaliste britannique Suzy Menkes : « Le refus de la perfection bien lisse est la marque distinctive de Peter Lindbergh : ses images plongent dans l’âme sans fard de ses sujets, peu importe leur familiarité ou leur célébrité. »
On trouvera aisément sur internet les images ainsi que des vidéos sur Peter Lindbergh. Contentons nous, avec une insistance toute particulière, de recommander comme une parfaite illustration de son style un petit film que réalisa Peter Lindbergh peu de temps avant son décès avec l’émouvante pianiste Irina Lankova pour une interprétation de Rachmaninoff: tout dans ces quelques minutes est sublime, touchant et tellement vrai.
(*) Peter Lindbergh. On Fashion Photography. 40th Ed. Taschen, relié, 15,6 x 21,7 cm, 512 pages,1,48 kg, 20€. Une vidéo en allemand sur Peter Lindbergh et sur ce livre peut être visionnée ici.
En décidant de publier en ce mois de mars 2022 un nouvel album de 100 photographies consacré au travail de Patrick Chauvel, l’organisation Reporters Sans Frontières (RSF) n’imaginait pas à quel point cette publication coïnciderait avec le tragique de l’actualité. Son impact n’en est que plus fort.
Pour le trentième anniversaire de sa série d’albums vendus en soutien à la liberté de la presse, RSF avait choisi, avant la guerre en Ukraine, de revisiter la carrière d’un reporter de guerre qui figurait sur la couverture du premier album de sa série.
Ce jeune reporter apparaissant blessé lors d’un reportage au Cambodge a connu une carrière exceptionnelle. Agé aujourd’hui de 72 ans, Patrick Chauvel a pendant 50 ans couvert des conflits parmi les plus sanglants et les plus absurdes. Commencé avec la Guerre des Six Jours (Israël et pays arabes, 1967) et au Vietnam (1968), ce qui lui valut de vendre ses premières photos aux agences Associated Press et Reuters, son parcours l’a mené sur tous les fronts.
Dans les guerres d’indépendance en Erythrée et en Angola puis dans le conflit au Liban et sur bien d’autres théâtres d’opérations pendant les décennies suivantes encore, Patrick Chauvel a montré les êtres et les paysages dévastés par la guerre, les visages des combattants et des civils pris dans la folie. Il s’y est plongé corps et âme, du Salvador à l’Irlande du Nord, en Bosnie-Herzégovine comme en Irak, en Syrie et en Tchétchénie.
Accusé d’espionnage et emprisonné par un groupe palestinien, prisonnier plus tard des Khmers rouges au début des années 80, Patrick Chauvel vivra les conflits au plus près pour rendre compte du sort des anonymes qui font l’histoire, de leurs angoisses et de leur courage au milieu des destructions. S’imprégnant des histoires vécues et racontées à hauteur d’homme, il sait que les larmes arrivent aussi après l’action. Patrick Chauvel a pris 380,000 photos et payé son engagement de sept blessures graves; deux d’entre elles l’avaient même laissé pour mort. Egalement documentariste et auteur, il était encore présent en août 2021 au retour des Talibans en Afghanistan.
Rassemblant ses photos les plus fortes, ce nouvel album RSF constitue aussi le premier ouvrage essentiellement photographique de Patrick Chauvel. L’album, qui s’ouvre sur un avant-propos du reporter, contient des éclairages fournis par ses amis et autres légendes de la profession tels le grand James Natchwey.
A l’heure du conflit en Ukraine et des épouvantables souffrances infligées à la population civile, les images de celui qui se voit en « rapporteur de guerre » ne montrent pas seulement l’horreur et la vulnérabilité des populations impliquées dans les violences: elles sont comme des preuves éclatantes des extrémités auxquelles est confronté ceux qui font profession de montrer ce « milieu hostile à la vie » dans lequel il est « très difficile de se maintenir à la bonne distance », comme le souligne Christophe Deloire, Secrétaire général de RSF.
Car en montrant les photographies de Patrick Chauvel et les risques encourus dans la guerre, cet album RSF offre aussi un témoignage des conditions dans lesquelles les reporters exercent leur métier au service d’un bien parmi les précieux qui pèse aussi – cela s’est déjà vérifié – sur le cours de l’Histoire: révéler l’information au public. Comme le dit le reporter lui-même :
C’est à nous, journalistes, de rechercher la vérité et de la diffuser par tous les moyens. Face à la fatalité des événements, notre jugement est soumis à rude épreuve et l’œil du photographe ne transmet que ce qu’il voit : un instantané de guerre. Mais comme il y a toujours plusieurs photographes, plusieurs journalistes sur un même conflit, cette succession de témoignages finira par raconter « l’histoire-bataille », au plus près de la vérité des faits.
– Patrick Chauvel
Créé en 1985, Reporters sans frontières se mobilise sans relâche pour l’indépendance et le pluralisme du journalisme, soutenant les journalistes sur le terrain par des campagnes de mobilisation, des interventions auprès des gouvernements et autres parties, des aides matérielles et juridiques, des moyens de sécurité tels les gilets pare-balles et les casques. Chaque année également, RSF publie le Classement mondial de la liberté de la presse, un indispensable outil pour recenser la situation du journalisme à travers le monde.
Tous les albums de cette série dont ceux que nous avons déjà chroniqué dans le passé (Vincent Munier et Philippe Halsman) sont autant d’hommages à la photographie, au dessin de presse et à la bande dessinée. Celui-ci, on l’aura compris, est réellement essentiel pour la compréhension du monde qui est le nôtre et pour la défense des valeurs qui devront nous permettre d’en sortir ou du moins de l’améliorer.
(*) Patrick Chauvel. 100 Photos pour la liberté de la presse, numéro 69. Vendu au prix de 9,90€ au bénéfice de RSF.
David Yarrow, photographe britannique (écossais pour être précis) né en 1966, jouit depuis quelques années maintenant d’une grande réputation pour son travail sur le monde animal et les espèces en danger. Pas très loin d’un Nick Brandt sans doute mais oeuvrant sur un terrain géographique plus large et d’une manière plus immersive, cet ambassadeur pour Nikon apporte par son activité, également philantropique, sa contribution au mouvement conservationniste.
Une exposition David Yarrow est accessible en ce début d’année et jusqu’au 12 mars à la A. Gallerie à Paris (*).
Dans le même temps, après ceux consacrés à Joël Meyerowitz et Albert Watson, un troisième livre tiré de la série « Masters of Photography » paraît chez Eyrolles (**). En 20 courtes leçons, David Yarrow y fait part de son savoir-faire et de son expérience, depuis ses débuts dans la photographie de sport. Le jeune David Yarrow saisit à 20 ans le footballeur Diego Maradona brandissant le trophée après la victoire de l’Argentine dans la Coupe du Monde de 1986. L’intérêt et le succès rencontrés par le cliché s’expliquent par l’emplacement judicieusement privilégié du photographe et par le regard du génie du ballon rond fixé sur l’objectif. Cette image restera emblématique de l’événement comme d’une époque de la photographie sportive d’avant l’auto-focus.
Auteur d’un parcours très particulier, celui qui fut ensuite banquier et même propriétaire d’un fonds d’investissement avant de se consacrer définitivement à la photographie distille dans ce condensé ses conseils de composition et de perspective comme de comportement dans les milieux naturels dangereux. Il raconte comment il se positionne ou positionne son déclencheur à distance car les modèles de Yarrow ne sont pas toujours pacifiques.
La « marque » photographique David Yarrow se décline en noir et blanc. Elle se caractérise par une netteté parfaite, valorisée au tirage confié à son complice Joe Berndt. Parmi les autres recommandations, Yarrow souligne l’importance du travail en amont de la prise de vue: « J’ai réalisé mes meilleurs clichés en quelques secondes mais j’y ai investi des heures de recherches », souligne-t-il. Mankind, son cliché de vachers pris en 2015 au Sud Soudan et qui a largement contribué à son statut actuel, doit beaucoup à cette préparation méticuleuse.
Si le type de photographie qui a fait son succès justifie forcément de tels soucis, Yarrow se dit persuadé qu’il est essentiel d’anticiper pour réfléchir sur le type d’image que nous voulons capter et que cela se vérifie pour tout type de photographie. La recette mais surtout le talent de l’homme ont fait de lui en quelques années l’un des photographes les plus côtés et les mieux payés du monde. Ses tirages ont souvent le format d’une table de billard ou plus. Il entend en faire des objets de convoitise et assume son propos. Cela lui vaut parfois des critiques mais lui permet aussi de lever des fonds pour des associations caritatives. Un juste retour des choses pour un photographe qui reconnaît avoir beaucoup pris au monde naturel.
L’ouvrage comprend les photographies les plus célèbres et les plus saisissantes de Yarrow, illustrant son approche qui ne consiste pas à documenter le comportement des animaux ni à faire du photoreportage. Chez Yarrow en effet, l’appareil est un outil au service du photographe et de son ressenti: « Commencez toujours par la question qu’est-ce que j’essaie de photographier, puis déroulez le processus ».
L’ambition de David Yarrow reste bien de créer des photos artistiques, des images qui se suffisent à elles-mêmes, avec leur profondeur et l’émotion qu’elles dispensent. C’est le coeur et la finalité de sa pratique. Et l’émotion dans ses images naît souvent du regard et des yeux de l’animal.
Comme pour les autres livres de cette série, les lecteurs désireux de voir le maître à l’oeuvre pourront se plonger dans les vidéos. La bande d’annonce de la Master Class de David Yarrow, disponible en français chez Maitres photographes, est ici.
(*) David Yarrow. A. Gallerie. 4 Rue Léonce Reynaud, 75116 Paris. Ouvert du lundi au vendredi 10>13 & 15>19; samedi 12>19.
(**) David Yarrow, Une vision de la photographie. Editions Eyrolles, collection Masters of Photography. Broché, 128 pages, format 14,5 x 20; 15,90 €.
Alors que nos magazines photo de langue française connaissent des soucis de rentabilité et de diffusion (témoin la très regrettable disparition, pour de multiples causes, du Monde de la photo), les publications d’ouvrages spécialisés sur la pratique et les domaines de la photographie ne font décidément pas défaut. Peut-être faut-il y voir le signe d’une évolution où, à côté des utilisateurs de smartphone n’ayant d’autre souci que de fixer à la chaîne des images éphémères, un public plus restreint mais aussi plus averti et avide d’approfondir ses connaissances cherche encore à mieux maîtriser la technique ou à trouver l’inspiration en fonction de ses intérêts particuliers.
Plusieurs parutions ou rééditions sont notamment intervenues récemment aux Editions Eyrolles dans la collection Secrets de photographes, qui s’était entre autres enrichie l’an passé d’ouvrages sur les secrets de la lumière et de l’exposition, de l’astrophoto, des anciens procédés alternatifs, et même de la photo de boudoir.
Dans Les secrets de la photo de nature onirique (*), nouvel opus de la même collection, Myriam Dupouy se propose d’aider le photographe passionné de nature à « dénicher la clé des songes » dans les paysages qui l’entourent, à traduire en images des atmosphères mystérieuses, à sublimer une émotion et surtout à paufiner une narration photographique pour transmettre à travers des images de la poésie et de la féérie.
Puisque « les rêves sont des images » et qu’ « alors les images peuvent être des rêves », le photographe est naturellement l’un des mieux placés pour illustrer nos rêves. Myriam Dupouiy introduit son sujet dans une première partie plutôt « philosophique »: convenons avec elle que « notre personnalité, nos états d’âme ressortent de nos photos », du moins tant quand il ne s’agit pas d’un travail de commande – encore que….
Formatrice pour la Nikon School, la Fédération Photographiqe de France et le Festival de l’oiseau et de la nature, l’autrice nous entraîne alors à la découverte des ambiances qui ouvrent la porte de l’imaginaire, à commencer par la brume qui plonge dans le mystère, par les merveilles de la forêt avec ses couleurs vives, ses feuillages éclairés ou encore ces trouées qui permettent de mettre en valeur un sujet. Myryam Dupouy dispense ses conseils de prise de vue pour l’heure bleue et l’heure d’or, ces moments magiques qui peuvent donner du fil à retordre au photographe, pour la pratique du low key et de son contraire, le high key. Comment faire pour plonger le spectateur de vos photos dans une atmosphère éthérée, dessiner avec la lumière et animer son « petit théâtre d’ombres » (Robert Doisneau).
L’eau dans tous ses états, y compris la neige et les nuages, ont forcément voix à leur chapitre de même que la nuit, ce berceau des rêves qui fournit prétexte ou oblige à pousser son matériel pour en tirer des effets qui ne pourront toutefois brouiller la lisibilité. On aborde aussi la macro et les possibilités qu’offrent la profondeur de champ, le recours au flou et au bokeh.
Illustré des images de la photographe, l’ouvrage se clôt sur d’autres techniques portant à l’onirisme tels la surimpression ou le « boîtier-pinceau », entendez le fait de se servir de son boîtier comme d’un pinceau pour créer des effets de bougé ou obtenir des tableaux impressionistes. Quoi de plus naturel, en somme, puisque cette école de peinture est aussi redevable au développenent de la photographie.
Et Myriam Dupouy d’avouer, en conclusion, que s’il ne fallait retenir qu’une seule chose de cette lecture, c’est bien que « ce n’est pas la photo de nature qui est onirique mais la nature elle-même ». D’où l’importance d’apprendre à voir autant qu’à photographier.
(*) Les secrets de la photo de nature onirique. Emotion-Narration-Ambiances-Techniques. Myriam Dupouy. Editions Eyrolles, Collection Secrets de Photographes. Broché, 176 pages, format 17×23 cm, 24 €.
Deux rééditions dans la même collection:
On connaît le talent pédagogique de Gildas Lepetit-Castel. Ce photographe, formateur et éditeur indépendant, nous aide à penser autrement la photographie, selon une démarche axée sur la créativité, et nous a aussi expliqué comment concevoir son livre de photographie. On saluera la réédition de son ouvrage consacré à la photographie de rue, une pratique qui a fatalement subi l’impact de la crise sanitaire, d’autant que le port du masque a encore changé la donne. Reste à espérer que les photographes retrouveront bientôt et pleinement ce terrain pour capter, comme le dit Gildas, « autant de petits rectangles d’émotions sincères ».
Cet ouvrage très riche, brillamment illustré des photographies de l’auteur et qui fait désormais référence, remonte aux origines. Plutôt que de tenter une définition de la photo de rue, il commence par s’interroger sur ses finalités, sachant qu’il y a autant de regards que d’auteurs/photographes sur nos lieux publics, sur l’humain et sur son cadre de vie.
Pratique et toujours intéressant grâce à la personnalité et à l’originalité de l’auteur, le livre traite les questions de l’équipement, des réglages, des repérages, de l’attitude du photographe face au sujet ainsi que les problématiques spécifiques à l’éditing. Des images expliquées fournissent autant d’exemples de composition et de narration, pour utiliser le décor, jouer avec les lignes et le contre-jour. Un cahier pratique permet de faire ses gammes et de gagner en assurance en développant les bons réflexes en situation réelle. On lira avec intérêt également les témoignages recueillis par Gildas d’autres photographes qu’il apprécie tels Jean-Christophe Béchet ou Bernard Plossu, ce qui brosse un joli panaroma d’approches de la photographie de rue et rend l’ouvrage décidément très complet. A recommander sans hésitation.
Les secrets de la photo de rue. Approche-Pratique-Editing. Gildas Lepetit-Castel. Editions Eyrolles, collection Secrets de Photographes. Broché, 240 pages, format 17×23 cm, 26 €.
Les secrets de la photo lifestyle
Vous avez peut-être, comme moi et les successeurs de Monsieur Jourdain, pratiqué longtemps mais sans le savoir cette forme de photographie. Puisque l’appellation s’est imposée, la photographie dite de style de vie a, elle aussi, trouvé sa place dans cette collection. Plutôt que le « énième truc à la mode », Baptiste Dulac, photographe de famille et de mariage, y voit une approche spécifique qui renouvelle le genre en saisissant des portraits de personnes dans des situations quotidiennes et des événements de manière artistique.
Antithèse revendiquée de la photo posée en studio, la photo « lifestyle » désormais étiquetée comme telle se donne donc pour ambition de capturer « de vrais moments de vie dans un cadre naturel, de saisir les gens tels qu’ils sont, de montrer les liens qui les unissent et de révéler les émotions. » Ce qui n’empêche pas — comment contredire le propos? — de vouloir s’informer et se documenter ici aussi sur l’équipement et la composition de l’image, sur la qualité et le bon usage de la lumière et sur les utilisations judicieuses du post-traitement. Pour donner peut-être, avec d’autres outils qu’un smartphone, une plus longue vie aux photos de vos proches.
Les secrets de la photo lifestyle. Portraits spontanés-Lumière-Composition. Baptiste Dulac. Editions Eyrolles, Collection Secrets de Photographes. Broché, 208 pages, format 17×23 cm, 26 €.
Il est rare que les photographes de plateau, ces habitués de l’ombre, soient à ce point mis en lumière. Un ouvrage-compilation, édité chez Flammarion (*), constitue un vibrant hommage à un duo exceptionnel en même temps qu’il illustre un bon demi-siècle de cinéma. Stéphane Mirkine nous y entraîne à la découverte de son grand-père Léo et de son père Yves (« Siki ») à travers leur travail de photographes sur près de 200 films, des années 1930 à 1980.
C’est à une plongée dans les archives des Mirkine père et fils que nous sommes donc conviés. Stéphane Mirkine raconte leur parcours hors normes et partage 500 clichés longtemps réservés aux vitrines, aux collectionneurs et au milieu du cinéma : des images de tournage, des regards dans les coulisses, des portraits de vedettes sortis de la chambre noire: toute la magie du 7è art avec ses regards, ses atmosphères et ses émotions. Des clichés qui se devaient d’être accrocheurs car ce sont eux, comme s’en souviennent les plus âgés, qui devaient donner l’envie d’entrer voir le film à l’affiche.
Cette histoire commence dans la Russie natale de Léo Mirkine, à Kiev et Odessa (port russe aujourd’hui en Ukraine), quand un enfant fuit la guerre sur un chariot avant d’embarquer avec sa famille et de rejoindre les réfugiés russes sur la Riviera. Quelques années plus tard c’est le passage par Paris où Léo vadrouille muni d’un appareil photo. S’en suivent des allers et retours entre la capitale et Nice, un foyer qui se crée et les débuts, en 1930, d’une carrière de photographe de plateau. En quelques années, Léo Mirkine va participer aux tournages de 35 films. Sa maîtrise technique, la perfection de ses cadrages et sa virtuosité pour jouer des contrastes et de la lumière impressionnent d’emblée. Le jeune homme est très vite en phase avec la vision d’un réalisateur.
Dans les années 1930, Léo est sollicité par de grands metteurs en scène qui deviennent ses amis: Abel Gance, Claude Autant-Lara, Julien Duvivier, Jean Renoir. Il se fait un nom dans le milieu et ses clichés assurent la promotion des films dans les revues spécialisées que sont Ciné pour tous, Ciné miroir et Cinémonde. Léo restitue les personnages, tend leur portrait aux vedettes et saisit une présence avec une étonnante maturité. Mistinguett, Fernandel, Eric Von Stroheim, Michel Simon, Louis Jouvet et Pierre Brasseur ne sont que quelques-uns de ses modèles. A la différence peut-être du Studio Harcourt où c’est le procédé qui prime et fait la marque du portrait, les vedettes ici semblent se prêter à un jeu ou se composer un masque en complicité avec le photographe.
Revient la guerre, vécue à Nice, où le studio Mirkine servira pendant des années de boîte aux lettres aux réseaux de la Résistance. Après ses journées sur les plateaux, Léo fabrique de faux papiers, accueille les agents de Londres ou d’ailleurs, camoufle l’identité des pilotes alliés abattus par les Allemands afin de faciliter leur exfiltration. Arrêté un soir alors qu’il développe ses clichés pris sur le tournage des Enfants du Paradis de Marcel Carné, Léo est incarcéré puis déporté au camp d’internement de Drancy, où échoue également son fils. Sur son rôle à cette époque, Léo fera preuve d’une grande discrétion. Ne pas tout dire, peut-être pour inviter les suivants, sa petite-fille en l’occurence, à le redécouvrir dans ses archives. Père et fils retrouvent la liberte en août 1944, à temps pour que Léo se joigne aux assaillants de l’Hôtel de Ville de Paris occupé par les Allemands avant de donner à voir, par ses photos, l’horreur de Drancy.
Au milieu du XXè siécle, Léo, installé à Nice, jouit d’une réputation bien établie qui lui vaut d’assurer pendant longtemps encore la photographie de dizaines de films français et étrangers tout en développant son propre studio. Vont se côtoyer sous son objectif Gina Lollobrigida et Gérard Philipe (Fanfan la Tulipe, 1951), Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant, la Callas et Jean Cocteau, ou encore Martine Carol et Orson Welles, Jean Gabin et Michèle Morgan, Simone Signoret et Yves Montand. Les media se disputent les images estampilées Mirkine et tous les réalisateurs de renom réclamant à leurs côtés un Mirkine avec son Rollei en bandoulière.
Léo porta par ailleurs et d’une manière plus occasionnelle un regard de reporter sur l’Afrique et l’URSS. C’est ainsi qu’il sera photographe-interprète sur Normandie-Niémen (1959), un film de guerre franco-soviétique valorisant la coopération entre une escadrille de chasse française et l’armée soviétique. Le propos transcende les désaccords idéologiques de l’époque du tournage et Léo, par ses origines, est un intermédiaire tout trouvé pour six mois de tournage à Moscou. Il en ramènera une moisson de photos, dont un portrait de Khrouchtchev, avant que les limites de la coexistence pacifique signent la fin de certaines illusions.
Léo avait aussi, depuis quelque temps déjà, laissé remonter une ancienne attirance, puisée dans ses études aux Beaux-Arts, et exploré l’esthétique du nu. Cette part moins connue et plus personnelle de son travail ne manquera pas d’influencer, entre autres, ses images de Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim, 1956).
L’histoire des Mirkine, également passés derrière la caméra, fut longuement liée à celle du Festival de Cannes, notamment quand ils oeuvreront pour fournir les bobines sur l’événement annuel intégrées aux « actualités » de l’époque. On s’est arraché partout les clichés de Cannes des Mirkine, des images qui, au-delà des paillettes, parviennent à traduire la vérité des rencontres et l’humanité des stars qu’elles véhiculent. Autant de merveilles d’un temps où l’éclat se mariait à une certaine délicatesse et où la beauté s’harmonisait avec la légèreté. Kirk Douglas et Robert Michum, Sophia Loren et Grace Kelly, Cary Grant et Kim Novak, Romy Schneider et Alain Delon, ils sont tous là sous nos yeux gourmands.
Vient 1968 quand une nouvelle génération de réalisateurs, ceux de la Nouvelle Vague, saborde le festival de cette année-là. Léo reste dubitatif devant ces manières qui ne sont pas dépourvues sans doute d’une forme d’ingratitude. Il sait que sa jeunesse est derrière lui et que le cinéma, ses métiers et ses pratiques, sont en train de se transformer. Alors il prend du recul tout en visitant quelques tournages.
Léo Mirkine abandonne les plateaux à la fin des années 1960. La couleur supplante le noir et blanc qui lui est cher; un autre cinéma s’impose avec de nouvelles méthodes de travail. Mais la relève est assurée: son fils Siki a repris le flambeau et il a été à bonne école. Pendant la décennie suivante, Siki sera à son tour photographe de plateau et assistant-opérateur, notamment pour le prolifique réalisateur Georges Lautner aux studios de la Victorine. La saga familiale se prolonge ainsi tandis que se lève une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices. Le récit des années Mirkine couvrira un grand pan du cinéma populaire, jusqu’aux « années Bébel ». Léo s’est éteint en 1982, suivi dix ans plus tard par son fils.
Les clichés réunis pour ce livre montrent à quel point les Mirkine ont toujours, à travers leurs objectifs, considéré les acteurs et actrices commes des individus. C’est la complicité qui saute aux yeux et les images mettent en avant le panache, aux antipodes d’une vulgarité fournie en pâture aux voyeurs selon une tendance qui n’a fait que s’exacerber depuis leur époque. Entrer dans ce livre et regarder les images des Mirkine permet d’appréhender leur place dans l’histoire du cinéma du siècle passé mais aussi de comprendre leur goût de la liberté comme leur refus de jamais se lier à une agence photographique. Un patrimoine précieux et incomparable est étalé sous nos yeux dans cet ouvrage imposant.
En parallèle à cette publication et jusqu’au 15 mai 2022, la Ville de Nice invite à découvrir l’exposition Mirkine par Mirkine : photographes de cinéma, au Musée Masséna. Plus de 250 tirages, une reconstitution du Studio Mirkine du 88 rue de France, des oeuvres originales et des archives inédites sur un demi-siècle du cinéma français.
(*) Mirkine par Mirkine. Editions Flammarion. 400 pages – 251 x 317 mm, relié, 75 €.