Né à Wroclaw, Bogdan Konopka vit et travaille en France depuis 30 ans. Une nouvelle publication des Editions Delpire (*) rassemble une sélection de photographies prises dans sa Pologne natale au fil d’une quarantaine d’années. Un superbe travail en noir et blanc, réalisé à la chambre, aux subtiles nuances de gris.
Des portraits, de famille ou non, posés ou pas. Hommes, femmes et enfants assemblés dans la joie ou dans la peine. Des paysages enneigés ou en ruine. La campagne à l’ancienne et les villes qui se modernisent. L’ensemble esquisse un voyage dans le temps mais sans respect de la chronologie ni légendes apposées. Les mentions de l’année et du lieu des prises de vue sont à la fin de l’ouvrage et sont bien suffisantes. C’est l’unité du regard et du style qui prime et touche dans ce « Conte polonais ».
Nous ne sommes pas dans la photographie documentaire mais dans une vision personnelle contenant une part d’onirisme devant des lieux abandonnés ou des forêts plongées dans la brume. Comme le dit on ne peut mieux Christian Caujolle dans sa préface, la proximité de Konopka avec ses sujets « s’exprime par la douceur évidente et l’absence absolue d’effet de son approche photographique ».
Konopka convoque ici ses racines, partageant sa vision d’un pays qu’il qualifiait en 2009 d’ « incommensurable charnier », foulant ses terres comme « un immense tumulus que le sang de victimes innocentes a fertilisé ». Il trouve là « tout ce qu’exige la photographie : des traces matérielles, concrètes, au devenir pétrifié, et abandonnées aux éléments d’une absence d’autant plus douloureuse. »
Un travail émouvant sur la mémoire, profondément sensible et très maîtrisé techniquement. L’impression de l’ouvrage est tout simplement magnifique.
(*) Bogdan Konopka. Un conte polonais. Editions Delpire, 28€.
En écho à cette publication : Exposition à la Galerie Folia, 13 rue de l’Abbaye, 75006 Paris, du 19 décembre 2018 au 12 janvier 2019, www.galerie-folia.fr
On connaît la richesse du patrimoine photographique qu’a laissé derrière lui « le révolté du merveilleux » : 450 000 négatifs sont archivés à l’Atelier Robert Doisneau. Ce vaste fonds permet l’organisation régulière d’expositions comme l’édition de nouveaux ouvrages thématiques rassemblant quantités d’images souvent inédites ou peu connues. Un recueil de photographies tournant autour de la musique vient de sortir de presse chez Flammarion (*). Il contient des images typiques de l’univers du photographe mais aussi quelques surprises qui ne dénotent pas dans sa partition.
Le parcours de Doisneau fut depuis ses débuts ponctué de sympathiques rencontres avec des musiciens. Dans ses pérégrinations parisiennes, le photographe croise dès la fin des années 1940 des chanteurs des rues, des joueurs d’accordéon ou les fanfares d’un temps où la musique était partout. Les bals populaires, les artistes de cabaret, les musiciens de jazz dans les caves de Saint-Germain-des-Prés seront autant de sujets de reportages ou d’images saisies pour les journaux comme au hasard des rencontres.
On reconnaît en avançant dans le temps des vedettes alors naissantes (Juliette Gréco, Georges Brassens, Barbara) ou déjà confirmées (Montand, Aznavour). Doisneau allait partout, jusque dans les studios d’enregistrement et dans le monde des compositeurs ou des répétitions de musique dite classique et contemporaine (Boulez, Messiaen, Dutilleux). C’est pourtant la chanson qu’il préféra jusqu’à la fin de sa vie, photographiant et se liant même d’amitié avec les chanteurs des années 80/90 à la faveur d’une séance de commande ou la réalisation d’une pochette de disque. C’est ainsi qu’il photographie Renaud (avec ce titi parisien, le courant doit passer sans peine) ou encore — plus étonnant, vu le « look » et l’âge avancé du photographe — les Rita Mitsouko et les Négresses vertes. De même pour Jacques Higelin, Thomas Fersen ou David McNeil, qui écrira une chanson inspirée par « Les photos de Doisneau ».
On reconnaît en avançant dans le temps des vedettes alors naissantes (Juliette Gréco, Georges Brassens, Barbara) ou déjà confirmées (Montand, Aznavour). Doisneau allait partout, jusque dans les studios d’enregistrement et dans le monde des compositeurs ou des répétitions de musique dite classique et contemporaine (Boulez, Messiaen, Dutilleux). C’est pourtant la chanson qu’il préféra jusqu’à la fin de sa vie, photographiant et se liant même d’amitié avec les chanteurs des années 80/90 à la faveur d’une séance de commande ou la réalisation d’une pochette de disque. C’est ainsi qu’il photographie Renaud (avec ce titi parisien, le courant doit passer sans peine) ou encore — plus étonnant, vu le « look » et l’âge avancé du photographe — les Rita Mitsouko et les Négresses vertes. De même pour Jacques Higelin, Thomas Fersen ou David McNeil, qui écrira une chanson inspirée par « Les photos de Doisneau » Doisneau ». On s’amuse aussi devant la redécouverte d’une délicieuse série pétrie d’humour, conçue avec l’ami violoncelliste Maurice Baquet. Un album devenu aujourd’hui pièce de collection, Ballade pour violoncelle et chambre noire, sera finalement publié en 1981, près de trente ans après les premières facéties du duo. On retrouve ici Le violoncelle sous la pluie ou Le marin et la bouteille mais les deux amis ont d’autres perles à leur tableau.
La musique a « rythmé son travail » tout au long de sa vie, constate Clémentine Deroudille, petite-fille de Doisneau, dans le texte qui ouvre ce « Doisneau et la musique », un livre qui fait aussi office de catalogue d’exposition. De l’artisan jusqu’au maître en photographie devenu célèbre, Doisneau ne change en rien, gardant son naturel tout autant que ses modèles. La bonhomie et la connivence restent la marque de ses images. La marque d’un homme qui photographiait sans cesse en s’amusant, d’un photographe qui travaillait sérieusement mais sans jamais se prendre au sérieux.
Doisneau et la musique. Clémentine Deroudille. Editions Flammarion. Catalogue de l’exposition à la Cité de la Musique – Philharmonie de Paris, 221 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris, du mardi 4 décembre 2018 au 28 avril 2019.
Willy Ronis, Autoportrait aux flashes, Paris, 1951
Grande figure de la photographie dite « humaniste », Willy Ronis (1910-2009) avait lui-même sélectionné ce qu’il tenait pour l’essentiel de son travail. Neuf ans après son décès une exposition-rétrospective (*), organisée par la Mairie du 20è arrondissement, se prolonge actuellement dans un quartier de Paris qui fut très cher au photographe. Elle fait suite à l’entrée de l’œuvre dans les grandes donations photographiques à l’Etat français.
L’engouement du public devant ces clichés est manifeste: l’exposition vient de passer la barre des 70,000 visiteurs. Outre les 200 photographies offertes aux murs et légendées par Ronis de façon détaillée, le visiteur peut consulter des tablettes et bornes interactives avec accès commenté aux albums qui constituent le legs intégral aux instances officielles. Il peut aussi visionner des films dans lesquels le photographe se raconte et évoque son travail.
Le parcours de Ronis s’échelonne sur 75 années, des premières images réalisées au Kodak à soufflet jusqu’aux derniers nus en lumière naturelle dévoilés à la fin de sa vie. En neuf chapitres — de Belleville-Ménilmontant (enclos de mauvaise réputation chez les Parisiens autour de 1950) aux douces images de la vie familiale (dont le fameux « Nu provençal ») — on se délecte devant le travail d’un artiste humble et sensible qui fixa sur sa pellicule ceux qu’il tenait pour ses frères en humanité.
Au moment du Front populaire, Willy Ronis publia dans les journaux engagés à gauche ses images des défilés et grands rassemblements. Les photographies d’une petite fille au bonnet phrygien lors du défilé du 14 juillet et de la syndicaliste Rose Zehner haranguant les grévistes chez Citroën font partie de ses clichés emblématiques. Si les conflits sociaux ne sont pas sa seule matière, son respect et son engagement transparaissent toujours dans ses images d’hommes et de femmes au travail, saisis dans l’ordinaire de leur quotidien et dans une relation que l’on devine respectueuse et solidaire.
Willy Ronis, Gamins de Belleville sous l’escalier de la rue Vilin, Paris, 1959
En amoureux des quartiers parisiens qu’il sillonnait comme Doisneau, Ronis arpenta pendant des années les ruelles, escaliers et ateliers, rencontrant des gens simples. Ne cessant de revenir vers des lieux aujourd’hui souvent disparus, il vivait « des bonheurs personnels et des bonheurs photographiques » qui, selon ses dires, ne faisaient qu’un. Avant comme après l’Occupation, son regard s’attachait sur des scènes pittoresques, toujours avec la même tendresse. Armé, si l’on ose dire, d’un Rolleifleix 6X6, il collectait dans les lieux les plus magiques et les plus lumineux de Paris comme dans la banlieue la plus grise une ponction d’images désormais empreintes d’une douce nostalgie. Ceci ne doit pas nous cacher leur qualité formelle ni la pertinence du point de vue comme dans ces Gamins de Belleville .
Outre l’ouvrage-somme de 600 pages éponyme de l’exposition Willy Ronis par Willy Ronis, les Editions Flammarion ont eu la bonne idée de rassembler dans un délicieux Paris Ronis bilingue français-anglais et à bas prix (*) les meilleures images de cet amoureux de la Ville Lumière.
Willy Ronis ne s’est toutefois pas contenté de photographier sa ville-fétiche dans ses multiples aspects. En province française, il s’attache encore aux ouvriers dans les grandes entreprises mais aussi à ces commerçants et agriculteurs qui font la « France profonde ». Là aussi il photographie la vie quotidienne, montrant la pauvreté comme les bonheurs simples. L’homme et le photographe ne font jamais qu’un, en reportage comme avec les siens qu’il prend parfois pour modèles (Vincent aéromodéliste). S’il voyage plus loin, en Méditerranée ou dans les Balkans, il fait preuve de la même curiosité pour l’humain dans son cadre de vie et reste un maître de la lumière et de la composition, à Venise comme au béguinage de Bruges.
Social et intimiste à la fois, auteur d’une œuvre vaste qu’il a placée entièrement dans les mains du public et dans laquelle il a lucidement identifié les meilleures perles, Willy Ronis donne et donnera longtemps à voir ce qu’était l’existence des générations passées. Il ne cherchait pas l’insolite « mais bien ce qu’il y a de plus typique dans notre vie de tous les jours ». Il ne pensait pas « qu’une fée spécialement attachée » à sa modeste personne ait semé « des petits miracles » sur son chemin mais plutôt « qu’il en éclot tout le temps et que nous oublions de regarder. » Nous n’avons pas fini de regarder et d’aimer son héritage.
(*) Willy Ronis par Willy Ronis ; Au Pavillon Carré de Baudouin, 121 rue de Ménilmontant, 75020 Paris. Jusqu’au 2 janvier 2019, de 11 :00 à 18 :00, du mardi au samedi. Entrée libre
Un photographe doit s’employer à inspirer ce qui l’entoure pour le laisser résonner en lui et expirer un instant fort. C’est la belle idée que défend Gildas Lepetit-Castel dans « L’inspiration en photographie » (*), petit livre de pensées pour enrichir notre réflexion et donc notre pratique. Après l’ouvrage de David duChemin, qui incitait déjà le photographe à ouvrir son esprit, les Editions Eyrolles publient un autre ouvrage pour ne jamais oublier l’essentiel et « penser autrement la photographie ».
« Je suis fait de tout ce que j’ai vu », disait Matisse. Selon Gildas Lepetit-Castel (GLC), l’expression artistique, qu’il s’agisse ou non de photographie, gagnera à cette « inspiration » préalable pour vivre ses émotions et les traduire en images. Sachant que ce n’est pas l’appareil qui fait l’image, le photographe développera sa créativité en traversant les frontières de son domaine. GLC jette des ponts : les passerelles et correspondances sont évidentes avec le cinéma mais l’auteur évoque aussi les relations de la photographie avec la musique et le jazz en particulier. Songeons par exemple à l’économie du jeu de la trompette d’un Miles Davis (voir Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle, 1957) comme à la série complète des albums Jazz in Paris (Gitanes Jazz Productions) avec leurs pochettes en noir et blanc si bien évocatrices des notes bleues qu’ils contiennent.
Photographe et formateur mais aussi éditeur, GLC pousse la comparaison avec la musique et le cinéma jusqu’aux stades de l’editing et du montage des séries photographiques, pour le livre (support le plus libre de l’auteur-photographe) comme pour les expositions. D’autres parallèles avec la musique existent à travers la notion d’album-concept ou de la couleur sonore qui habille toutes les plages d’un CD de la même façon qu’une série photographique respectera uniformément telle ou telle tonalité pour garantir sa cohérence. GLC ouvre les pistes pour choisir, ordonner et faire cheminer dans les images.
Puisque le numérique et ses possibilités de post-traitement toujours plus poussées vont aujourd’hui à l’encontre de la réflexion avant ou lors de la prise de vue, un photographe-artiste honnête avec lui-même fera ses choix dès le déclenchement. Ainsi traduira-t-il au mieux ses sensations. Peintre mais aussi photographe, Pierre Bonnard le disait bien : « La sensation mène aux tons ». De même qu’un réalisateur de cinéma ne proposera pas son film en noir et blanc ou en couleurs, l’art photographique « n’est pas un produit de consommation », avertit GLC. Sans jamais déplorer l’évolution technique, celui qui tira pendant longtemps les photographies argentiques des autres nous engage à ne pas dénaturer l’image originale. Le rendu, ajoute-t-il, est une part essentielle de l’identité du photographe. Nous voici en cuisine, soucieux de faire ressortir le naturel du produit : ce sont les sens qui doivent dicter nos choix, non les infinies possibilités de l’outil numérique. Gardons-nous de pousser le curseur trop loin.
Les formules citées sont profondes et jolies à la fois, comme celle-ci, de Robert Frank : « The eye should learn to listen before it looks » (l’œil doit apprendre à écouter avant de voir). Les mots, à propos, ont leur poids, qui peut être trop lourd dans l’accompagnement des images. Comment légender nos photographies en dépassant la banalité, suggérer des pistes de lecture, voire un récit ? Comment nommer une série ? « Décrire c’est détruire, suggérer c’est créer », disait Doisneau. Les recommandations de GLC couvrent tout le process, jusqu’à la présentation et la diffusion. Il livre aussi un petit cahier d’exercices, étant entendu que la clé pour « voir, penser et vivre la photographie » résidera toujours dans un perpétuel questionnement et une inlassable curiosité.
(*) L’inspiration en photographie. Gildas Lepetit-Castel. Editions Eyrolles, 14,90€
Convertis de fraîche date à l’argentique, nostalgiques du matériel ancien ou tout simplement passionnés d’histoire de la photo, ne passez pas à côté de ce livre. « 100 boîtiers rétro » n’est pas seulement comme il s’intitule « Le guide du collectionneur » (*): c’est aussi une délicieuse plongée, pratique et bien documentée, dans la glorieuse période de la photo argentique. Le plaisir et l’intérêt se conjuguent à la lecture, en attendant peut-être quelques acquisitions dans les boutiques ou sur les marchés.
Il a, certes, fallu choisir: John Wade (cette publication des Editions Eyrolles est une traduction d’un ouvrage paru cette année au Royaume-Uni) a privilégié les modèles typiques de leur époque. Un seul Nikon (le F, « bête de somme des reporters » dans les années 1960; jalon essentiel d’un système toujours utilisable aujourd’hui) et donc pas de Nikkormat, par exemple.
Après quelques considérations sur la valeur et la rareté, les adeptes du tout numérique trouveront un utile rappel des données fondamentales à connaître pour utiliser ces appareils anciens, bijoux ou simples outils à faire une image. Chaque modèle retenu fait alors l’objet d’une page ou d’une double page, à chaque fois illustrée de plusieurs photographies — l’auteur a photographié lui-même sa propre collection — avec une brève description des caractéristiques et données techniques essentielles. Outre les reflex mono-objectif 35 mm et les télémétriques, le livre inclut des sections répertoriant tous les formats argentiques encore disponibles, avec un guide d’utilisation : foldings à bobines, reflex bi-objectifs, appareils à cartouche Instamatic, appareils stéréoscopiques, appareils grands-angles et panoramiques, appareils miniatures (le fameux Minox B, entre autres) et instantanés (les variétés de Polaroid, bien sûr).
Le lecteur apprendra aussi à reconnaître les anomalies, de même que les faux et copies de Leica. Bon à savoir, par exemple: un appareil parfaitement fonctionnel portant la griffe Leica sur le capot et estampillé Leitz Elmar sur l’objectif n’est pas nécessairement le joyau recherché. Souvent copiée (dans les années ’50), jamais égalée, la marque de Wetzlar était la proie toute désignée des contrefaçons.
Compte tenu de l’inévitable fluctuation des prix, ce guide opte intelligemment pour une échelle d’évaluation sur cinq étoiles, d’« abordable » à « très cher », afin d’orienter les acheteurs potentiels de ces bijoux anciens mais dans l’optique d’un « budget raisonnable ». Ainsi du premier Kodak Instamatic, qui « peut être acquis pour une bouchée de pain ». Une présentation des outils et accessoires couramment utilisés à l’ère argentique (posemètres, flashs,…) ainsi qu’un petit glossaire complètent l’ouvrage.
Sans excès de technicité et agréablement présenté, ce livre bénéficie d’une couverture rigide qu’on aimerait trouver plus souvent dans l’édition française. Il ne ravira pas, encore une fois, que les plus âgés ou les collectionneurs. Un joli cadeau à faire ou à se faire.
100 boîtiers rétro. Le guide du collectionneur. Editions Eyrolles, 28€
L’exposition inaugurale des nouveaux locaux de la Fondation Henri Cartier-Bresson se devait de rendre hommage à Martine Franck. Née à Anvers en 1938 et décédée en 2012, Martine Franck vécut en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, voyagea en Asie, devint l’assistante de photographes puis photographe indépendante et collabora aux grands magazines américains. Elle épousa en 1970 « HCB », qui avait déjà à ce moment délaissé son fameux boîtier. Au début des années 2000, Martine Franck mit sur pied la Fondation conçue en famille dont elle devint Présidente et qui serait vouée à la diffusion de l’œuvre de son époux et de la sienne.
C’est dès 2011, du vivant de la photographe qui se savait malade et en collaboration avec elle, qu’Agnès Sire, commissaire et gardienne avisée du temple, envisagea le projet de cette exposition. Un beau livre très complet vient de paraître à cette occasion aux Editions Xavier Barral avec un entretien de l’artiste. Aux cimaises de la Fondation comme dans l’ouvrage, le charme opère largement et la grâce qui caractérise le travail de Martine Franck est au rendez-vous tout au long de cette rétrospective.
On se laisse guider dans la traversée de la vie de cette femme libre, dont l’attention se portait souvent sur la cause des femmes et la conquête de leurs droits et qui savait rendre la tendresse et l’empathie que lui inspirait la vieillesse. « Pour être photographe, » disait Martine Franck, «il faut un bon œil, le sens de la composition, de la compassion et un sens de l’engagement ». L’engagement de la femme photographe se traduisait dans le choix des thématiques et des sujets: manifestations, travaux des femmes, choix des modèles ami(e)s. Son regard empathique savait aussi se porter sur la vie dans toute sa simplicité comme dans cette belle image de sa consoeur Sarah Moon jouant à la corde à sauter avec une petite fille. On découvre des scènes de vie au Royaume-Uni, en Irlande aux confins de l’Europe, en Inde ou à New York, mais aussi des portraits d’artistes tels celui de l’écrivain Albert Cohen ou de Cartier-Bresson en train de dessiner son autoportrait.
Martine Franck se fondit également dans la troupe du Théâtre du Soleil de son amie Arianne Mnouchkine qui avait partagé son voyage initiatique en Extrême-Orient. L’Asie occupe une place importante dans son itinéraire et cette rétrospective. On découvre de jolies photographies d’enfants moines tibétains mais aussi une émouvante série d’images datant des dernières années, avec des tirages un peu plus grands que la moyenne: belle évocation du bouddhisme dans lequel le couple HCB-Martine Franck s’inscrivait à sa manière.
Ne cherchant « pas vraiment à raconter des histoires, mais plutôt à suggérer des situations, des gens », Martine Franck n’opérait pas comme son (futur) époux, lequel disait d’elle qu’elle n’était « pas faite pour le trottoir ». Pas d’ « instants décisifs » dans ses images (sauf ici, en Inde) mais beaucoup de bienveillance, de confiance et d’ouverture dans le rapport au sujet.
Concernée et se sentant impliquée, Martine Franck avait «l’envie de comprendre, de se comprendre », parlant de sa pratique photographique comme d’« une quête incessante de la vie ». Elle avait l’humilité de considérer son travail comme « une goutte d’eau dans la rivière », ajoutant toutefois « mais j’y crois. » Sobriété et élégance : une grande dame.
Exposition Martine Franck. A la Fondation Henri-Cartier Bresson, 79 rue des Archives, 75003 Paris. Du 6 novembre 2018 au 10 février 2019. Mardi à dimanche de 11:00 à 19:00.
Quinze ans après son installation à Montparnasse, la Fondation Henri Cartier-Bresson s’est trouvé une nouvelle adresse. Destinée mais pas seulement à « préserver et garantir l’indépendance des œuvres » du maître et de son épouse Martine Franck, la Fondation est désormais établie dans le Marais à Paris dans un superbe lieu d’exposition, de recherche et de découverte. Cet espace plus souple qui triplera le linéaire d’exposition accueille pour son inauguration une rétrospective Martine Franck sur laquelle nous reviendrons.
Depuis la vitrine sur rue qui figurait déjà sur une photographie d’Eugène Atget jusqu’aux lieux d’exposition et de conservation, un esprit de cohérence et de transparence mais aussi de sobriété s’est imposé pour la transformation d’un ancien garage et l’aménagement des bâtiments sur une cour recrée du XVIIIè siecle. Les espaces muséographiques ont été judicieusement pensés pour permettre des configurations variables. L’ouverture de ce nouvel écrin ira de pair avec des programmes pédagogiques et des conférences qui guideront un public élargi dans le décodage des images. La librairie offrira à la vente plus de 600 titres avec des monographies, essais, catalogues d’exposition, éditions originales, en lien avec les expositions et événements de la Fondation.
A l’étage, une bibliothèque comprenant plus de 1500 ouvrages, emménagée avec le soutien de la famille de Martine Franck, permettra l’accueil et l’accompagnement attentif des chercheurs et des groupes. Un soin tout particulier a été porté à la conservation des pièces dédiées aux précieuses archives d’HCB et de Franck, qui bénéficieront des plus rigoureuses conditions de conservation. Près de 50 000 tirages originaux ainsi que plus de 200 000 négatifs et planches-contacts seront entreposés dans des salles où la température et le taux d’humidité feront l’objet d’une attention constante. Le travail d’inventaire sur ce fonds exceptionnel est toujours en cours.
Une équipe de huit personnes assure les missions de la Fondation sur la houlette de son directeur François Hébel (qui pilota notamment par le passé les galeries FNAC, le Festival Photographique d’Arles et la coopérative Magnum Photos) et de la directrice artistique Agnès Sire, co-fondatrice de la Fondation, en charge des expositions et des catalogues. L’agence Magnum Photos continue de gérer les demandes de reproduction des photographies.
L’antre recréé de la Fondation HCB n’est donc pas seulement un lieu de mémoire mais aussi de rencontres et de dialogue sur la photographie. Les projets ne manquent pas et la Fondation dispose aujourd’hui d’un merveilleux outil pour diffuser les œuvres dont elle est la dépositaire mais aussi pour valoriser le travail d’autres photographes sans exclure d’autres disciplines artistiques. Elle soutient par ailleurs la création par le biais du prix HCB attribué tous les deux ans par un jury international. Sans oublier que « les seules fondations qui puissent se construire, c’est avec la chaleur humaine » (HCB, Paris, le 11 mai 2004).
Merci à François Hébel, à Agnès Sire, à Thomas et à l’équipe presse pour leur accueil.
Fondation Henri Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, 75003 Paris. La Fondation est ouverte du mardi au dimanche de 11h à 19h. La librairie est en libre accès.
Une exposition d’une grande valeur pédagogique se tient actuellement à Paris. Dorothea Lange. Politiques du visible est une mine pour les amateurs de photographie, pour les enseignants et les historiens, mais aussi pour tout citoyen avide de connaître et de comprendre. L’occasion d’entrer dans une œuvre majeure, celle d’une pionnière américaine de la photographie sociale et documentaire. Le Musée du Jeu de Paume nous fait découvrir, outre ses images les plus connues produites pendant la Grande Dépression pour la Farm Security Administration (FSA), plusieurs autres séries très intéressantes.
En abandonnant en 1932 le travail de studio pour les rues de San Francisco où elle photographie les manifestants et personnes sans abri, Dorothea Lange affirme son style, séduisant les milieux artistiques et les revues progressistes qui publient son travail. La force de ses images est telle que les autorités fédérales américaines font appel à elle dans le cadre d’une « mission » photographique pour la constitution d’archives sur les programmes d’endiguement de la pauvreté dans le cadre du New Deal. Il s’agit bien, de 1935 à 1941, de « contrats » au service d’une agence officielle mais ce travail couvrant finalement vingt-deux Etats fait aux yeux de la photographe entièrement partie de son œuvre et sa valeur artistique ne se démentira jamais.
Si l’intention initiale du projet est de rendre compte des efforts entrepris par l’Administration Roosevelt contre les répercussions de la crise, une autre ambition s’y greffe rapidement; elle est appuyée par l’administrateur éclairé de la FSA, Roy Strycker, économiste, fonctionnaire et lui-même photographe. L’initiative consiste alors en plus, voire surtout, à fournir un matériau historique d’ampleur inégalée, « un champ neuf concernant le mode de vie américain, en même temps qu’un sujet légitime pour une réflexion visuelle ».
L’approche réellement anthropologique de Dorothea Lange mais aussi l’interaction entre photographe et sujet transparaissent dans toutes les sections de l’exposition. Quand le magazine Fortune la charge en 1944 de photographier des chantiers navals, Lange montre la solitude des ouvriers Afro-Américains et la condition des ouvrières dans l’industrie. Réellement poignantes ensuite sont ses photographies témoignant de l’internement, à la suite de l’attaque de Pearl Harbor, des Américains d’ascendance japonaise dans des camps d’hébergement. A nouveau mandatée par une agence officielle (la War Relocation Authority) pour couvrir ces opérations de déplacement en Californie de mars à juillet 1942, la photographe livre un travail objectif mais empreint de compassion devant l’impressionnante dignité dont font preuve ces victimes innocentes de la situation politique. Elle sera contrainte d’abandonner ses droits sur ce projet. Dans le contexte d’un sentiment anti-japonais, ses images sans concession de cet épisode peu glorieux de l’histoire américaine seront classées aux « archives militaires ». Elles ne seront publiées qu’en 2006.
Une dernière section sur les avocats commis d’office (1955-1957) rassemble des photographies commandées par le magazine Life. En collaboration avec un avocat, Lange monte un récit visuel rendant compte de l’attente de ses sujets en instance de jugement, avec ou sans la présence de leur public defender. Captées en prison et dans les tribunaux de Californie, ses images reflètent ici son engagement au service du droit en laissant deviner le poids des préjugés raciaux. Life ne publiera finalement pas le reportage qui sera repris par beaucoup d’autres journaux et sera utilisé à New York pour promouvoir le service public d’aide juridictionnelle.
Notant minutieusement les circonstances de ses prises de vues, Dorothea Lange voulait témoigner des conditions sociales et s’adresser ainsi à l’opinion publique. Ses images sont à chaque fois minutieusement légendées et parfaitement documentées sur le lieu même de la prise de vue. Une exception notable à cette pratique : l’emblématique « Migrant Mother », devenue l’image de la dignité dans la misère et exemple-type du pouvoir de la photographie pour rendre compte de la condition humaine. L’exposition du Jeu de Paume retrace néanmoins toutes les circonstances de cette prise et de son contexte en nous faisant découvrir de précieux documents d’archives.
Au-delà de cette icône, Dorothea Lange (1895-1965) nous a laissé un véritable monument de la photographie documentaire, dans lequel les qualités esthétiques et l’empathie de l’artiste sont au service d’une inébranlable conviction. Découvrir les autres travaux de celle qui fut aussi cofondatrice de la revue Aperture permet de prendre conscience de la place essentielle qu’elle occupe dans l’histoire de la photographie. Retenons donc son message : « L’appareil photo est un instrument unique pour apprendre aux gens à voir – avec ou sans l’appareil photo ».
Dorothea Lange. Politiques du visible. Jusqu’au 27 janvier 2019 à Paris, Musée du Jeu de Paume.
Ce photographe allemand fut une figure marquante de la photographie de mode dans la 2è moitié du XXe siècle. Inventif et raffiné, poussé vers l’innovation et la modernité, son style reflète l’influence de l’art et du design. L’œuvre de F.C. (pour Franz Christian) Gundlach, qui eut pourtant depuis ses débuts bien des liens avec Paris, reste étrangement peu connue en France. Le Salon de la Photo nous a heureusement permis de la (re)découvrir pendant son édition 2018 avec une exposition de 120 photographies retraçant la carrière empreinte de classe de ce maître de l’esthétique.
Marqué par le travail d’Irving Penn, Martin Munkacsi, Richard Avedon et Edward Steichen dans Harper’s Bazaar et Vogue, F.C. Gundlach développa son langage photographique en l’inscrivant dans la modernité de son temps. Depuis les années ’50 et leur soif de beauté jusqu’aux années 80, il sut valoriser la créativité des couturiers en sortant les mannequins dans la rue ou dans des lieux magiques comme les Pyramides pour mettre en scène la femme moderne et faire rêver les lectrices des magazines (Film und Frau, Brigitte). Doué du sens de la mise en scène, Gundlach savait choisir ses décors et utilisait en particulier différents modes de transport pour renforcer le propos de ses images, en privilégiant par exemple les voitures pour obtenir une atmosphère sportive.
F.C. Gundlach. Brigite, Athens. 1966. F.C. Gundlach Foundation
Paris étant le centre du monde de la mode, Gundlach dut s’imposer pour chaque collection auprès des maisons de couture et choisir personnellement les robes qu’il voulait photographier. Son talent se manifesta dans son interprétation d’une robe New Look de Dior ou dans sa valorisation des audaces Op Art et Pop Art de Cardin ou de Courrèges. « Je me sentais comme un emballeur de contes de fées modernes », disait-il en 1961. « Mes images de mode sont une synthèse de la femme, de la robe et de l’arrière-plan. » Gundlach fixa sur sa pellicule les mannequins français et allemands les plus recherchées comme les stars et personnalités du cinéma allemand et international. L’exposition du Salon nous a fait découvrir des portraits de vedettes comme Romy Schneider et Maria Schell et de réalisateurs comme Erich von Stroheim ou Jean-Luc Godard.
Les photographies de F.C. Gundlach, icônes de la photographie allemande de portrait et de mode, ont trouvé leur place dans les galeries d’art et les musées. Cet homme toujours élégant ne s’est pas contenté de prendre de superbes images mais s’employa également dans d’autres domaines de la photographie : fourniture de services photo, création d’une galerie, curateur d’expositions, professeur, dénicheur de talents. Aujourd’hui âgé de 92 ans, il est devenu lui-même un modèle pour de jeunes photographes. Ses archives personnelles comme sa vaste collection photographique sont depuis 2000 dans les mains d’une Fondation à son nom, établie à Hambourg et qui s’attache à les mettre en valeur.
Vu à l’exposition et à découvrir :« Objectif Mode », un reportage ARTE consacré à F.C. Gundlach et réalisé par Eva Gerberding, 2017.
Vincent Munier est un homme étonnant et un photographe comme il y en a peu : chaque image de ce Vosgien de 42 ans, opérant dans des conditions souvent hivernales voire ultimes, est une pure merveille. Le photographe animalier a confié ses pépites à Reporters Sans Frontières pour un album à prix doux, réalisé en collaboration avec WWF France. Cette édition de « 100 photos pour la liberté de la presse » donne à voir, selon les mots d’Isabelle Autissier, toute « la magnificence de notre biodiversité et les défis qu’elle affronte ».
Devant les colonies de manchots empereurs en Terre-Adélie, dans l’observation à distance des loups arctiques ou des ours polaires comme devant les bisons d’Amérique, les yacks sauvages de Chine ou les grues du Japon, Munier ne se départit jamais de son humilité. Outre son endurance, il fait preuve d’une infinie patience pour saisir ses sujets et leurs traces dans un cadre de vie et un habitat souvent menacés. Le rythme effrayant de la disparition des espèces animales est tel que bon nombre de ses images témoigneront bientôt d’un monde à jamais disparu.
L’approche respectueuse du photographe est telle que le spectateur de ses images comme de ses livres est plongé dans l’émerveillement. Regarder et admirer son travail impose pratiquement le silence pour entrer dans des pages où le blizzard et la neige laissent percer la présence des occupants de notre écosystème. Munier est un contemplatif qui nous invite au rêve et à la poésie mais aussi à la conscience d’une grande fragilité. Les splendeurs qu’il partage procurent un bonheur esthétique mais la beauté qu’il nous livre est celle d’un monde en suspens.
Toute comme la planète, l’information est aujourd’hui déréglée et gravement polluée par des pratiques malfaisantes qui l’appauvrissent et menacent nos libertés. Cet album réalisé grâce à la générosité du photographe et de donateurs est une contribution au service d’une lutte indispensable pour leur préservation comme pour la survie d’une nature sublime.
Achetez-le.
Vincent Munier. Cent photos pour la liberté de la presse. Un album Reporters Sans Frontières pour la liberté de l’information. 9,90€