Hugo Pratt en balade chez Folon sur les chemins du rêve

Fulvio Roiter (1926-2016) est un photographe italien malheureusement un peu oublié depuis quelque temps. Celui qui fut un pionnier, du moins dans son pays, du livre photo et qui connut le succès avec Vivre Venise (1978) eut aussi la bonne idée d’accueillir un jour chez lui à Venise deux grands maîtres de l’aquarelle, le Belge Jean-Michel Folon et l’Italien Hugo Pratt. †

La Fondation Folon, qui présenta l’an dernier près de Bruxelles les photographies de son fondateur, artiste aux multiples techniques, nous invite à présent pour un parcours enchanteur dans les images du Maestro de la bande dessinée. Le père de Corto Maltese, lui aussi très prolifique, était un auteur à part entière et un véritable metteur en scène d’un univers en images.

Affiche Hugo Pratt. © Cong S.A.-Suisse

Le thème du rêve et la constante interférence de séquences oniriques dans la progression du récit sous-tendent toute la production d’Hugo Pratt. Ce leitmotiv, qui n’avait jamais jusqu’ici servi pour un livre ou une exposition, est l’une des clés majeures de son oeuvre. Grand maître du « renversement », Pratt s’entend à brouiller les cartes pour emmener son lecteur-spectateur-voyageur au-delà du monde tangible, suggérant des interprétations et poussant toujours plus loin la recherche d’une vérité intérieure avec la beauté comme récompense. Puisant dans ses multiples cultures de référence, le magicien italien utilise le rêve comme technique de narration. Ses personnages tombent et basculent à l’envi dans un autre monde, là où les corbeaux parlent et où la lune est double.

Pratt, ainsi qu’il l’a maintes fois raconté, s’est abreuvé aux anciennes légendes comme aux lieux qui ont jalonné son existence — de l’Ethiopie à Venise, de l’Amérique de Sud à la Suisse. Il s’est nourri aussi et très abondamment de littérature – souvent anglo-saxonne, depuis cette Ile au trésor de Stevenson que lui laissa son père et qui fut l’élément déclencheur de sa quête. L’homme vivait parmi 17000 livres, comme nous le rapporte Patrizia Zanotti, sa coloriste aujourd’hui dépositaire de l’oeuvre et co-commissaire de l’exposition chez Folon. Et quand on vit parmi 17000 livres, comme le disait Pratt lui-même, on n’est pas seul. « Dans la littérature, » ajoutait-il par ailleurs, « ce qui me touche le plus, c’est la poésie, parce qu’elle est synthétique et qu’elle procède par images. Lorsque je lis, ces images, je les vois, je les sens épidermiquement. » (*)

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Corto Maltese – Les Celtiques, couverture, aquarelle, 1979. ©Cong S.A.-Suisse.

Tous les récits d’Hugo Pratt ouvrent des portes et transportent leur lecteur comme leurs personnages dans un autre espace-temps. Pratt s’amuse, non pas à confronter car la confrontation n’est pas son mode de fonctionnement mais à mettre en présence les mentalités, à voyager et à nous faire voyager entre les mondes. « En somme, je me balade avec des images », disait-il en évoquant son Songe d’un matin d’hiver, une histoire de Corto en clin d’oeil à Shakespeare.

Attardons nous, puisque ce blog aime la Bretagne, sur ce récit renvoyant à la mythologie celtique dans lequel Pratt transpose la Première Guerre mondiale en conflit entre divinités celtiques et germaniques. L’histoire et la légende se mêlent et la chronologie est bousculée par le jeu des forces divines celtiques dans les songes de Corto. On croise l’enchanteur Merlin, la fée Morgane, le roi des fées Obéron et le lutin Puck. Et si le héros de l’histoire, au réveil, ne se souvient de rien, le corbeau reste à ses côtés pour marquer, comme l’indique le livre-catalogue de l’exposition, la permanence du mythe. Dans Burlesque entre Zuydcoote et Bray-Dunes, autre histoire du cycle des Celtiques, l’ambiguïté des personnages nous plonge pleinement dans l’illusion. La mise en scène de Pratt est digne de ce théâtre d’ombres qui ouvre somptueusement le récit.

Contrairement à beaucoup d’autres, qui racontent des mensonges en essayant de les faire passer pour des vérités, je raconte la vérité comme si c’était un mensonge.

— Hugo Pratt

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Corto Maltese – New Ireland – J’avais un rendez-vous, 1994 © Cong S.A. – Suisse

Au fil des trois sections de l’exposition – nature, temps, personnages, un choix d’aquarelles et de planches originales tirées des bandes dessinées nous fait pénétrer dans les splendeurs de l’oeuvre. Comme chez Folon dans l’exposition permanente, on pense souvent, en suivant la piste et la scénographie judicieuse, à d’autres artistes de l’image (Magritte, par exemple) ou des mots (Haruki Murakami et ses chats). Il n’y a pas de raison de s’en étonner: Corto Maltese, comme son père et comme l’était Folon, est un homme de rencontres. Incarnation de l’esprit d’indépendance et de la liberté, évoluant et rajeunissant même au fil des albums sous le trait de plus en plus dépouillé du dessinateur, le plus célèbre marin de la bande dessinée peut encore aujourd’hui se renouveler et vivre d’autres vies, à la différence de Tintin. Un nouvel album de Corto, le troisième depuis la reprise par d’autres auteurs, est en préparation.

La richesse et la profondeur des oeuvres de Pratt et de Folon sont telles qu’il y a bien des manières d’y entrer pour se laisser porter par le rêve et la poésie. Les deux artistes peuvent compter aujourd’hui sur la sensibilité et l’enthousiasme de leurs gestionnaires pour transmettre et faire découvrir leur héritage. La rencontre de leurs univers nous a paru comme une évidence et leur voisinage facilite mentalement l’immersion. Le voyage à La Hulpe vous enrichira.

Hugo Pratt. Les chemins du rêve. Du 25 mai au 24 novembre 2019. A la Fondation Folon. Drève de la Ramée 6A, 1310 La Hulpe, Belgique

Le livre-catalogue sera disponible en prévente à la Fondation Folon jusqu’en septembre 2019. 28 €

(*) Hugo Pratt, Conversation avec Eddy Devolder, Editions Tandem, 1989

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