Sur les territoires de l’enfance : les voies parallèles de deux femmes photographes

C’est l’histoire d’une belle rencontre, celle de deux femmes photographes, autour des lieux de leur enfance. L’une, Brigitte Bauer, originaire de Bavière, a quitté il y a trente ans les territoires de sa jeunesse pour venir vivre en France. L’autre, Emmanuele Blanc, est née et bien implantée en Haute-Savoie, même si la couleur de sa peau évoque aussi d’autres racines dans un pays d’Afrique sahélienne, qu’elle entreprit finalement de découvrir pour les transmettre à ses enfants.

Ces deux femmes-là donc se sont trouvées et retrouvées autour d’un projet commun, grâce à la photographie. Elles ont conjugué les images de leurs parcours et de leurs retours respectifs vers leurs premières années, frappées de constater à quel point leurs photographies se répondaient et se faisaient écho. Une exposition de la Galerie LeLieu (*) les réunit cet été à Lorient, en Bretagne, où elles nous ont livré quelques clés pour entrer dans leurs séries d’images.

© Brigitte Bauer, n° 11 (1987 – 2017) © Emmanuelle Blanc, Origines n°6

Avec son regard et sa formation d’architecte, Emmanuelle Blanc a notamment recensé et enregistré dans le cadre d’une mission photographique des paysages de montagne qui parlent à sa sensibilité et où elle se sent chez elle. Sachant que de tels sites naturels, pratiquement vierges de toute trace humaine, sont devenus difficiles à trouver en France, elle s’est employée à rendre discrètes les marques de l’intervention de l’homme. Il faut être au près des images pour les repérer dans ces paysages au format carré qu’affectionne la photographe.

Brigitte Bauer, en face d’elle et en même temps à ses côtés, nous entraîne tout d’abord dans la banalité de son quotidien, dans ses promenades avec sa chienne Charo, porteuse d’une mini-caméra. Nous voici pratiquement à ras de terre, sur des sentiers le long du Rhône ou de ses canaux d’irrigation, quelque part aux alentours d’Arles. La photographe se laisse porter par les errements et les impulsions de l’animal inconscient de son rôle : la vidéo fournie par la caméra placée sur les flancs de Charo dicte le rythme de cette Dogwalk et sert en quelque sorte de making of pour les images au smartphone que Brigitte Bauer utilise à contre-emploi.

La même ou une autre Brigitte Bauer se multiplie ensuite sur des portraits de toutes sortes, pris à tous les moments de son parcours, fragments de vie(s) qui nous échappent. Brigitte dira seulement de cet assemblage qu’il fut conçu en hommage discret à Roni Horn, une artiste américaine dont l’œuvre interroge la nature changeante de l’art et de l’identité. Sa collègue Emmanuelle, elle, fige le temps qui a passé dans des maisons d’artistes, s’appuyant sur une vision toujours rigoureuse, attentive à la composition de l’image autant qu’à l’esprit des lieux.  

© Emmanuele Blanc. Terroir Cher et Loir

Ramenées d’un voyage à Séoul, des images de Brigitte dans lesquelles la succession des plans (fleurs, arbres, immeubles) brouille le regard inspirent à la photographe une autre série-hommage, en référence cette fois à un livre de Lee Frielander. Les tirages eux aussi sont superposés aux cimaises mais Brigitte nous invite à les soulever pour découvrir ce qu’ils cachent. En face, Emmanuelle a choisi un papier plus rare pour se pencher sur les vignes et les pratiques des vignerons avec des images issues d’un projet hybride, mêlant les arts plastiques et la science du vivant.

Si les séries peuvent paraître, au départ, quelque peu hétéroclites, le visiteur attentif et curieux de ces recherches en parallèle perçoit les similitudes et reconnaît les rapprochements. Ceux-ci se confirment dans la dernière salle, à tel point que les deux photographes ont choisi de ne pas signaler l’auteure des images, également distribuées comme l’a voulu le hasard. On ressort alors « des tiroirs d’enfance la collection de cailloux  » pour « évaluer leur éclat et, d’un coup sec mais précis, les frotter l’un contre l’autre. Une expérience qui, plutôt que d’installer chaque biographie dans son irréductible singularité, dessinera des mondes de l’enfance.  » (Bruno Dubreuil).

Les correspondances éclatent finalement et les deux mémoires se fondent dans un même ensemble grâce à une mise en place et un accrochage tout à fait convaincants. L’exposition requiert, certes, quelques codes, mais on s’attarde volontiers sur des objets et des décors en images (un grenier, une porte entre’ouverte, un début d’escalier) qui nous renvoient aussi à nos propres histoires. Petits miracles de la photographie.

Avec cette exposition, qui mêle le documentaire et l’intime pour une quête en duo des origines et de l’identité, la Galerie Le Lieu nous montre, fidèle à son propos et dans une belle réalisation, un autre aspect de la photographie contemporaine.

(*) Ce que nous sommes. Galerie Le Lieu, Hôtel Gabriel, Enclos du port, à Lorient (Morbihan). Du 28 juin au 29 septembre 2019. Entrée libre. Horaires sur http://www.galerielelieu.com

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Le style du photographe : un discours de la méthode

©Editions Eyrolles

Le style c’est le ou la photographe, son identité visuelle, ce qui le ou la distingue de ses pairs. La marque d’une esthétique caractérise la photographie artistique. Pour vous guider dans la recherche de votre style, les Editions Eyrolles publient dans la collection Secrets de photographes un nouvel ouvrage de Denis Dubesset (*), un photographe professionnel soucieux de transmettre ce qu’il a acquis depuis dix ans.

Le livre insiste sur l’importance de l’intention dans la démarche du photographe. Il s’agit bien au départ de déterminer ce que nous avons envie de photographier. Documentariste, provocateur, humoriste, contemplatif : quel est le projet ? Viendront ensuite le ou les sujet(s), et puis tout le reste : la mise en scène, la composition, les partis pris, la lumière, l’editing et la phase de traitement.

Denis Dubesset s’attache d’abord à montrer l’évolution de son propre style. Sa propre esthétique le situe clairement dans une veine contemplative, ce qui n’est pas pour nous déplaire, mais c’est la méthode, le parcours à suivre, qui importent ici. Le pédagogue Dubesset pousse à expérimenter.

Pour aider son lecteur dans la recherche et l’affinement de son style, l’auteur lui suggère d’imiter quelques photographes connus, en payant d’exemple(s). Si l’une ou l’autre image typique des illustres modèles aurait utilement éclairé les moins avertis, la proposition de faire des images « à la manière de » s’appuie sur une brochette inspirante et variée (Saul Leiter, Michael Kenna, Raymond Depardon, Martin Parr, les Becher…). Le but est de vous inciter à vous définir ou à vous positionner par rapport aux maîtres mais sans vous figer dans l’imitation.

Le chapitre suivant passe alors à la pratique en guidant le photographe en quête de style dans une phase de tests appliqués à la photo de paysage, à l’urbex, aux perspectives, à la photo sous la pluie, etc. A l’intention de ceux qui restent peu à l’aise devant la technique, des annexes rappellent brièvement les fondamentaux de la prise de vue et livrent quelques pistes pour l’acquisition du matériel.   

Le fait d’imprimer une signature graphique résolument typique sur ses photographies n’est pas toujours essentiel, bien entendu — un travail de commande devra d’abord répondre à l’attente du client. Et le style, en photographie comme dans d’autres disciplines artistiques, ne saurait être définitivement figé. Comme toujours, les contraintes seront utiles à celui ou celle qui saura les dépasser, éviter la redite et l’enfermement.

Comment trouver son propre style? Pas de meilleure façon sans doute de répondre à la question qu’avec cette formule que l’auteur de l’ouvrage entendit tomber « comme un cadeau » de la bouche de Joël Meyerowitz. Interrogé lors d’une séance de dédicaces à Paris-Photo, Meyerowitz lâcha : « It’s all about your soul/Tout tourne autour de ton âme ». Autrement dit, « Chercher son identité graphique, c’est partir à la rencontre de soi-même », nous dit ce livre. Ce voyage-là vaudra toujours la peine.

(*) Les secrets du style en photographie. Denis Dubesset. Editions Eyrolles, broché, 108 pages, 23€

Blake et Mortimer à la Maison Autrique : Le Dernier Pharaon

© Francois Schuiten
Les Editions Blake et Mortimer

Avec ses multiples échafaudages, ses façades et parements en décomposition, le Palais de Justice de Bruxelles est un peu la figure symbolique de la Belgique actuelle. Le dessinateur bruxellois François Schuiten avoue sa fascination pour l’édifice, tout comme il ne peut s’empêcher de revenir – il n’est pas le seul – vers les aventures de Blake et Mortimer, l’œuvre d’Edgar P. Jacobs qui envoûta son enfance et la nôtre.

La maître Jacobs, selon ses carnets, avait imaginé de situer un Blake et Mortimer à Bruxelles et plus précisément dans le cadre de ce Palais de Justice, non loin de la rue où il vécut dans son enfance. « A l’instar de la pyramide de Khéops », rapporte François Schuiten, « ce monstre de pierre n’a pas révélé tous ses secrets ». Aventure mythique en deux tomes publiée en album en 1954, « Le Mystère de la Grande Pyramide n’avait jamais été complètement éclairci ». Schuiten s’est donc lancé dans la composition d’un volume tout particulier, en marge de la série des Blake et Mortimer : « Le Dernier Pharaon », suggère-t-il, « jettera peut-être une lumière nouvelle sur cette aventure… ». Et d’ajouter : « En lisant cette histoire, vous saurez pourquoi il y a encore des échafaudages au Palais ! ».

Une nouvelle lumière, un autre regard sur l’oeuvre de Jacobs
© Maison Autrique. Rémi Desmots

Dans son travail de revisitation de l’oeuvre jacobsienne, Schuiten a pu compter, on le sait, sur la collaboration de trois compères. Le cinéaste Jaco Van Dormael et le romancier Thomas Gunzig ont élaboré avec lui et peaufiné le scénario de cette histoire. Laurent Durieux, créateur d’affiches pour le cinéma, a mis en couleurs les dessins de Schuiten. Ce dernier est resté largement fidèle à son style en trames et hachures, sans chercher à reproduire la fameuse ligne claire de l’école Hergé-Jacobs. Certains inconditionnels de la série-culte se perdront donc en route, désarçonnés sans doute par ce choix si ce n’est par la noirceur de l’intrigue.

En faisant ce pari d’un regard délibérément différent, ce hors-série tranche ainsi avec tous les épisodes produits par les multiples équipes de repreneurs travaillant plus ou moins en alternance. Pas de comparaison qui tienne ici avec Jacobs ou ses suiveurs plus ou moins habiles mais une transposition des personnages dans une autre époque de leur vie pour une re-création qui se veut sans suite. Nous sommes hors collection, Autour de Blake et Mortimer, comme s’y frotta déjà il y a vingt ans et sous une autre forme André Juillard avec L’aventure immobile.

Nos héros des années ’50 ont donc vieilli (pas vraiment très bien, toutefois) et donnent des signes de fatigue malgré leur abnégation intacte pour sauver la planète. S’inscrivant « quelques (bonnes) années plus tard » que La Grande Pyramide, le récit ne se place pas dans un cadre historique défini mais contient quelques allusions à des crises environnementales et financières encore plus proches de nous. On goûtera aussi un solide avertissement sur notre dépendance actuelle aux technologies de la communication.

Au-delà de ses références archéologiques et du rappel initial à l’épilogue du double album égyptien de Jacobs –le début du Dernier Pharaon est un peu abrupt et sans trop d’explications pour les non-initiés — ce nouvel opus s’apparente largement à la veine fantastique du père fondateur. Les experts ès Blake et Mortimer s’amuseront notamment des clins d’oeil au Piège diabolique. Le souci de cohérence ne doit pas primer dans la lecture ni dans la critique mais le scénario s’accommode de quelques transitions étonnantes ou rapides comme de l’une ou l’autre invraisemblance dépassant même les règles du genre.

Le Dernier Pharaon séduit en définitive réellement et surtout par ses images, ses qualités graphiques et la magnifique palette chromatique du coloriste. Si le dessin de Schuiten peut fort bien se suffire à lui-même, la colorisation scelle vraiment la réussite du projet.

© Maison Autrique. Rémi Desmots

C’est tout cela que permet d’apprécier l’exposition des planches originales du Dernier Pharaon dans le cadre de la Maison Autrique. Cette curiosité du patrimoine architectural bruxellois fut conçue en 1893 dans le style Art nouveau par l’architecte Victor Horta. François Schuiten et son complice pour la série des Cités Obscures Benoît Peeters ont jadis initié la reconstitution de l’immeuble selon des procédés s’apparentant à l’archéologie. L’exposition est l’occasion d’admirer ou de redécouvrir l’oeuvre de jeunesse de Horta dans l’esprit qui animait l’architecte une dizaine d’années tout au plus après l’inauguration du Palais de Justice de Bruxelles.

Quant au monstre de pierre, aujourd’hui lui aussi en voie de restauration (*), son architecte Joseph Poelaert aurait envisagé de le surmonter d’une pyramide en lieu et place du dôme actuel. Le Dernier Pharaon exauce sur le tard ce souhait et nous rappelle que les Cités Obscures, dans laquelle Schuiten et Peeters publièrent un Brüsel, font aussi la part belle aux principes de la construction pharaonique. Mais si Bruxelles, avec les extraordinaires phénomènes qui s’y produisent, est non seulement en toile de fond mais au centre du Dernier Pharaon, ses auteurs n’ont pas confié le moindre rôle à l’infâme Colonel Olrik, ennemi traditionnel de Blake et Mortimer.

La Maison Autrique dans son ambiance préservée d’origine se devait d’accueillir ce Dernier Pharaon, joli coup éditorial au demeurant mais oeuvre originale dans tous les sens du terme. Gageons que son quatuor d’auteurs échappera à la malédiction.

Par Horus demeure!

(*) Comptons malgré tout, ici encore, quelques (bonnes ?) années

Le Dernier Pharaon. Exposition à la Maison Autrique. 266 Chaussée de Haecht, 1030 Bruxelles. Jusqu’au 19 janvier 2020. Du mercredi au dimanche, de 12:00 à 18:00

Le Dernier Pharaon. Une aventure de Blake et Mortimer. Schuiten/Van Dormael/Gunzig/Durieux. Editions Dargaud/Blake et Mortimer. En format classique (17,95 €) et en demi-format (29,95 €).

En dehors du chaos : l’ode à la lecture de Steve McCurry

© Steve McCurry. Couverture de la version anglaise. Editions Phaidon, 2016

Son portrait d’une jeune réfugiée afghane aux yeux verts figure parmi les icônes de la photographie contemporaine. Steve McCurry, photographe de Magnum internationalement reconnu, avait publié il y a quelques années une jolie sélection d’images sur le thème des Lectures (On Reading dans la version anglaise, en illustration ci-dessus). Les Editions Phaidon viennent de réimprimer ce livre en version française et de réapprovisionner les librairies avec une offre spéciale (*) qui vaut de le revisiter.

L’ouvrage rassemble des photographies prises par McCurry au fil de ses voyages et sur quatre décennies. Son regard humaniste se pose sur des situations banales ou moins banales mais toutes les images témoignent de l’absorption du ou des sujets, saisi(s) par l’objectif du photographe dans un dialogue avec l’écrit. Le pouvoir de la lecture, nous montre ainsi McCurry, est le même sur tous les continents. Jusqu’au fin fond de l’Asie, par exemple, comme sur la belle couverture toilée: un cornac s’est adossé à un éléphant pour lire, quelque part dans la jungle. Plus loin dans le livre, un jeune birman dévore une bande dessinée allongé sur un trottoir, un moine bouddhiste est à l’étude en Corée du Sud, des hommes et des enfants meurtris dans leur chair s’évadent pour un instant de leur condition quelque part au Pakistan.

Rangoon, Burma. © Steve McCurry (page 139)

Le centre des villes offre largement matière au photographe: à New York, dans et devant la public library, comme à Rome, où McCurry repère un modeste vendeur de tableaux lisant dans sa petite Fiat mais aussi deux jeunes gens élégamment vêtus, penchés sur un même livre et appuyés sur une vespa. Le gardien de musée à Saint-Pétersbourg ne lève pas les yeux de sa lecture, pas plus que la marchande de cartes postales de La Havane ou le passager d’un avion au-dessus de l’Atlantique.

Peu importe l’objet de la lecture. Le chauffeur de taxi parcourant son journal assis sur le coffre de son véhicule à Bombay, la bibliothécaire d’un cabinet de lecture à Rio de Janeiro en équilibre avec un livre sur une échelle ou encore ce jeune noir fan de Bob Marley dans le métro new-yorkais: tous, dans leur isolement, ont choisi de laisser pour un temps de côté les bruits ou la fureur du monde.

Real Gabinete Português de Leitura, Rio de Janeiro, Brazil. © Steve McCurry (page 7)

Le regard de McCurry tantôt nous surprend, tantôt nous fait sourire et tantôt nous émeut. Son livre au format italien se veut un hommage à l’influence et au talent du grand André Kertész dont la propre sélection d’images sur la lecture, On Reading, fut publiée en 1971 (édition française aux Editions du Chêne, 1975).

« Le plus grand clivage que je connaisse dans le monde n’est pas une distinction entre les jeunes et les vieux, les Noirs et les Blancs, les pays développés et le tiers-monde, les riches et les pauvres… (…) mais plutôt (entre) ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas. » La phrase, tirée de la préface de l’ouvrage, est de l’écrivain-voyageur américain Paul Théroux. Quelque chose nous dit qu’elle est de plus en plus vraie et que beaucoup d’autres choses en découlent.

Pouvoir de l’image et pouvoir des mots. Ce livre est un bel hommage de l’image à l’apport de l’écrit.

 (*) Lectures. Steve McCurry. Préface de Paul Théroux. Ed. Phaidon. 144 pages, 60 illustrations couleur. En offre spéciale à 25,95€