ECM 50 : l’image au service du son

Un album du trio de Keith Jarrett. Enregistré en 2009, sorti en 2013
Un visuel typique de la marque
© ECM Records
Le Köln Concert de Keith Jarrett. 1975. © ECM Records

« Le plus beau son après le silence. The Most Beautiful Sound Next to Silence ». La formule d’un journaliste canadien fut très vite adoptée pour qualifier la production phonographique du label munichois ECM (Editions of Contemporary Music). Au-delà d’une empreinte sonore caractéristique, l’identité visuelle d’ECM (les pochettes de disques, en ce compris le choix des photographies) fit dès le début partie intégrante du projet. Cet apport de l’image était opportunément souligné lors d’un Festival de concerts d’artistes ECM et de conférences, organisé récemment à Bruxelles pour célébrer les 50 ans de la marque.

Le mur des pochettes ECM à Flagey. Bruxelles, Novembre 2019
Photo RD

Créée en 1969 avec le musicien (contrebassiste) et producteur Manfred Eicher comme cheville ouvrière, ECM est synonyme d’une esthétique musicale donnant au son une ampleur profonde, avec une utilisation abondante, parfois perçue comme excessive, de l’écho et de la réverbération. Le jazz — souvent européen et peu porté vers le swing — est le domaine premier de la firme. Des musiciens comme Keith Jarrett, Pat Metheny ou Chick Corea ont eux aussi enregistré chez ECM des disques qui ont marqué l’histoire du jazz. Le fameux Köln Concert de Jarrett (1975), totalement improvisé et brouillant les frontières entre genres musicaux, garantira pour longtemps la stabilité financière de l’écurie. D’autres séries ECM donnent depuis longtemps à entendre de la musique classique ou contemporaine (Arvo Pärt) et de la world music. A chacun de trouver ce qui lui parle.

New Chautauqua du guitariste Pat Metheny, 1979.
L’image, le son et l’espace
©ECM Records

Quel que soit le type de musique, le soin apporté à l’emballage du produit va toujours de pair chez ECM avec la qualité d’enregistrement. S’il ne fut pas le premier ni le seul à rompre avec la traditionnelle pochette affichant la photo de l’interprète — songeons aux albums de Blue Note dans le jazz ou à de grands disques de l’histoire du rock, ceux de Pink Floyd ou de Bowie notamment — Manfred Eicher a dès le début conçu ses albums non seulement comme de la musique enregistrée mais aussi comme un objet à regarder.

La graphiste Barbara Wojirsch ainsi que des photographes et artistes tels Roberto Masotti et Dieter Rehm ont oeuvré à la conception de pochettes évocatrices du contenu. L’exposition bruxelloise au bâtiment Flagey permettait de réaliser à quel point ces images, souvent floues, de grands espaces ou d’ambiances mystérieuses font écho au son gravé pour un catalogue qui avoisine aujourd’hui les 1500 numéros. Chargées d’une atmosphère souvent éthérée ou mystérieuse, illustrant des paysages ou des lieux souvent déserts, les pochettes ECM apparaissent comme la traduction ou la représentation du son. Le cover art est partie intégrante du produit et sert de porte d’entrée dans la musique. Il est là non pas pour faire illusion mais fonctionne comme une allusion ou comme une métaphore: la pochette oriente l’amateur vers la musique, lui donne des pistes pour l’écoute et la rêverie.

Un des albums de Jan Garbarek avec le Hilliard Ensemble. Alliance audacieuse entre un saxophoniste norvégien et un ensemble vocal britannique. 2010
© ECM Records

La majorité des photographies sont en noir et blanc et nombre d’entre elles tendent vers le minimalisme. Les paysages évoquent fréquemment les pays nordiques. Le fondateur et producteur Manfred Eicher privilégie de son propre aveu les ambiances de ce type (de nombreux musiciens ECM sont d’ailleurs originaires de Scandinavie). Plus de variété apparaît toutefois au fil du temps dans l’iconographie mais la tonalité reste généralement austère et énigmatique. Les rares photographies d’artistes sont presque systématiquement renvoyées au dos de la pochette. Le légendaire saxophoniste américain Charles Lloyd fait figure d’exception.

Souvent copiée ou dénaturée dans la fadeur de la musique d’ambiance (ambient music), l’esthétique ECM doit s’apprécier dans sa totalité. Elle retrouve une dimension à sa mesure avec le renouveau du disque et des pochettes vinyl. En s’appuyant comme à ses débuts sur les dispositions d’un public avide de climats où la beauté, même austère, surgit de l’expérimentation et en continuant de jeter des ponts entre les disciplines artistiques, le label ne fait pas son âge.

Article écrit en réécoutant quelques-uns des plus beaux morceaux du Marcin Wasilewski Trio, un des fleurons de la marque ECM en jazz contemporain.

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Le Studio Harcourt ou l’art de la lumière

Plateau Cocteau. © Studio Harcourt

Depuis sa création il y a 85 ans, d’innombrables vedettes du cinéma et autres personnalités mais aussi des particuliers comme vous (et moi!) se sont prêtés au jeu du portrait par les bons soins du prestigieux Studio Harcourt. Un portrait en noir et blanc dans le « style Harcourt », avec ses caractéristiques et selon un savoir-faire immuable appliqué dans ce lieu de légende de la photographie, actuellement niché dans le XVIè arrondissement.

Carole Bouquet
Photo Studio Harcourt
Commons Wikimedia.org

Un portrait Harcourt se présente typiquement comme un plan rapproché du sujet, photographié sous son meilleur angle, le plus souvent de trois-quart et/ou en contre-plongée mais pas toujours – témoin ce superbe portrait en lumière faciale de l’actrice Carole Bouquet. La mise au point se fait traditionnellement sur le brillant des yeux, l’arrière de la chevelure et même l’oreille pouvant être flous.

Mais ce qui caractérise véritablement un portrait Harcourt, outre la fameuse signature, c’est qu’il est éclairé par une lumière, souvent latérale ou en halo, émanant de projecteurs de cinéma. Cette lumière crée un effet prononcé de clair-obscur, avec un fond de dégradé du gris au noir. Selon son actuel président, environ 150 photographes ont réalisé de telles prises de vue au studio depuis sa fondation. Tous se sont inscrits dans ce « style Harcourt », dicté par le modus operandi des premiers photographes-maison, venus des plateaux de cinéma et spécialisés dans la manière de ciseler des éclairages au tungstène qu’ils appliquèrent au travail en studio. Harcourt resta ainsi longtemps fidèle aux lampes à filament au tungstène, relativement peu prodigues en lumière. Comme les pellicules noir et blanc avaient une sensibilité très faible comparée à celle des émulsions actuelles, une ouverture de diaphragme importante s’imposait naturellement. La profondeur de champ obtenue était forcément assez réduite et engendrait des contours flous.

Cosette Harcourt
Photo Studio Harcourt
Commons.Wikimedia.org

Le studio fut fondé par une femme, Cosette Harcourt, pseudonyme de Germaine Hirschfeld, qui le mit sur pied en 1934 suite à sa rencontre avec deux patrons de presse, les frères Lacroix. Cette femme moderne au genre de vie très libre fit rapidement de son studio un passage obligé pour les artistes et « tous ceux qui ont besoin du public ». La réputation de l’endroit devint telle que tout ce qui comptait ou voulait compter dans le domaine du cinéma et du théâtre mais aussi de la littérature, de la danse ou de la politique se précipita chez Harcourt pour obtenir son portrait. Le studio, qui déménagea maintes fois dans Paris, connut dès lors des années fastes avant et après la Deuxième Guerre mondiale quand toutes les grandes vedettes de l’écran (Louis Jouvet, Michel Simon, Jean Gabin, Marlène Dietrich, Clark Cable, Brigitte Bardot) mais aussi de la chanson (Edith Piaf, Jacques Brel par deux fois, Serge Gainsbourg,..) vinrent poser chez Harcourt.

Alain Bashung, chanteur. Une photo du Studio Harcourt sous licence libre Creative Commons

La collaboration du studio avec sa fondatrice prit fin dans les années ’60 et Cosette Harcourt disparut en 1976. Les transformations intervenues dans le monde de la photographie et l’arrivée sur le marché de nouveaux types d’appareils précipitèrent ensuite le déclin de la marque Harcourt dans les années 1980. La maison déposa même son bilan en 1989.

Sous l’impulsion de Jack Lang et du Ministère de la Culture, les archives du studio, riches de quelques 6 millions de négatifs, furent cependant rachetées par l’Etat français. Le studio fut repris en 1993 par Pierre-Anthony Allard, un de ses anciens photographes. D’autres associations et de nouvelles directions suivirent, garantissant la pérennité du style et de ce patrimoine unique. En juin 2010, la direction du studio entreprit de confier une partie de son fonds d’images sous licence libre à Wikimedia Commons. Ces dernières années le studio a diversifié ses activités (boutique, beauté, café). Il continue de monter des expositions et d’offrir son magnifique écrin (*) pour des événements divers qui donnent à ses visiteurs l’occasion d’admirer son patrimoine.

L’exception qui confirme la règle. Un cadrage exceptionnellement large avec une composition en triangle. Mélanie Laurent. © Studio Harcourt

On notera, en parcourant de la sorte la galerie des portraits Harcourt, que le cadrage en coupure inférieure se fait souvent sur une ligne située à mi-bras, entre l’épaule et le coude. Ce classique du studio ajoute à la représentation du visage des éléments corporels qui révèlent la corpulence et une attititude du modèle (Zinedine Zidane, par exemple).

Un cadrage très serré (close-up portrait) se retrouve plus rarement avec des sujets féminins mais s’emploie volontiers et convient manifestement aux « grandes gueules » masculines du cinéma (Michel Simon). Au-delà du maquillage qui s’applique ici aux hommes comme aux femmes, l’intention est sans doute de représenter un sujet féminin avec une peau sans défaut là où les rides et les imperfections serviront au contraire à valoriser une personnalité masculine.

On trouvera de beaux sujets d’étude dans les emblématiques Portraits du cours Florent, une exposition de portraits d’anciens élèves du célèbre cours parisien d’art dramatique, actuellement présentée chez Harcourt à l’occasion de la sortie de l’ouvrage Au cours Florent (**). Une autre exposition en collaboration avec Normal Magazine illustre en couleurs les Contes & Légendes, une série de portraits aux évocations oniriques et sensuelles comme ce Bacchus.

La couleur chez Harcourt, une évolution.
Bacchus. Série Contes et Légendes. Normal Magazine.
© Studio Harcourt

Même si vous ne pouvez vous permettre une séance particulière de maquillage et de portrait au studio (sachez toutefois qu’il existe ici et là en France et forcément à Paris des cabines Harcourt de type photomaton de luxe au tarif plus modeste), n’hésitez pas à aller découvrir ce lieu mythique. Plaisir garanti aux passionnés de l’art du portrait et de la lumière.

Pour aller plus loin:

(*) Harcourt Studio. 6, rue de Lota, 75116 Paris. http://www.studio-harcourt.eu
(**) Ouvrage de François Florent (éd. du Chêne). Portraits d’une soixantaine de ces Florentins devenus des figures de la scène cinématographique et théâtrale. Jusqu’au 31 décembre 2019 au Studio Harcourt.

De la chambre noire à Instagram : chronologie de la photographie

© Editions Eyrolles

Un nouveau livre consacré à l’histoire de la photographie vient de paraître aux Editions Eyrolles (*). Il s’agit, dans une traduction française irréprochable, d’un ouvrage très agréable à lire et à parcourir, confectionné sous la direction de Paul Lowe, maître de conférence en photographie documentaire et directeur de cours à l’Université des Arts de Londres. Ce photographe multiprimé a couvert pour la presse (Time, Life, etc.) des sujets comme la chute du Mur de Berlin, la libération de Nelson Mandela, le conflit en ex-Yougoslavie et la destruction de Grozny.

Le propos est de retracer l’évolution de la photographie, de la camera obscura au smartphone, en faisant parler les oeuvres et leurs créateurs. Sous forme d’une chronologie thématique, le livre replace les étapes, les genres et les photographies dans leur contexte. Il est structuré en six grands chapitres couvrant chacun de deux à cinq décennies, eux-mêmes divisés en tranches de quelques années pendant lesquelles telle ou telle avancée technologique, tendance ou genre photographique est survenu ou trouvé son essor. Grâce à une frise chronologique, le lecteur visualise l’évolution, le développement de tel ou tel type de photographie (documentaire, portrait, mode, espace, etc.) et les courants successifs, du pictorialisme à la manipulation actuelle des images, avant comme après la prise de vue.

Louis Daguerre, Boulevard du Temple. 1838. Daguerréotype. Domaine public.
Présenté comme la première photographie montrant un être humain.

Le premier chapitre, des débuts à 1850, retrace les découvertes et les efforts des pionniers dont Daguerre (ci-dessus) avant d’entrer plus précisément, par exemple, dans les années 1853-1855, lesquelles marquent une étape de la photographie sociale avec le brevet du procédé des cartes de visite en images et coincident par ailleurs avec la représentation des conflits armés. Un focus sur la photographie de guerre s’insère dès lors à cet endroit, avec une présentation des photographies les plus emblématiques du genre, ce qui autorise des rapprochements d’uné époque à l’autre: une image datée de 1863 montrant des cadavres en décomposion à Gettysburg pendant la Guerre de Sécession aux Etats-Unis voisine avec une photographie de la guerre du Vietnam (1966) ainsi qu’avec un texte sur James Natchwey, grand nom de la photographie des conflits de la fin du XXè et du début du XXIè siècle.

Man Ray. Violon d’Ingres.1924. © Gagosian & 1900-2000

On voyage dans le temps, en reconnaissant et apprenant à mieux connaître les images mythiques telles ce fameux Violon d’Ingres de Man Ray que nous avons pu contempler à Paris Photo. On découvre aussi nombre d’images moins célèbres mais curieuses, symptomatiques ou jetant des ponts vers d’autres formes d’art. On apprend de la sorte que l’écrivain Lewis Carroll était aussi photographe en voyant le portrait de sa muse, inspiratrice d’Alice au pays des merveilles.

Les textes concernant les différents genres de photographie ont le mérite d’expliquer les débats soulevés par le genre en question. Citons, à titre d’exemple, pour la fin des années 1870, le fait que les événements non photographiés pouvaient alors passer pour négligeables (la famine de Madras, l’escalavage dans le Sud des Etats-Unis), tandis que les innovations technologiques étaient mises en lumière à côté des célébrités les plus photogéniques. De quoi trouver quelques ressemblances avec notre époque.

Situation room – Salle de crise, 2011. © Peter Sousa
Traque de Bin Laden. Image d’un événement d’actualité non représenté

Signe d’un engouement pris en compte par les éditeurs, les ouvrages consacrés à l’histoire de la photographie sont décidément publiés en grand nombre depuis quelques années. Ce beau livre-ci, sous couverture rigide et à l’iconographie judicieusement choisie (320 photos), fera certainement des heureux au moment des fêtes et figurera longtemps parmi les plus intéressants. Il s’achève par un glossaire, des références vers d’autres lectures et une question pour prolonger la réflexion: qu’est-ce qu’un photographe aujourd’hui, quand l’identité de l’auteur importe moins que l’utilisation qui est faite de la photographie?

(*) Chronologie de la photographie. Paul Lowe. Editions Eyrolles. Relié, 272 pages. 29,90€.

Découvertes et redécouvertes à Paris Photo

Qiniso, Durban, 2019

© Zanele Muholi Courtesy of the artist, Yancey Richardson, New York, and Stevenson Cape Town/Johannesburg

La 23e édition de Paris Photo n’a pas manqué de présenter le meilleur de la photographie historique et contemporaine. Sous la verrière du Grand-Palais, une plateforme sans équivalent donnait accès pendant quelques jours à 180 galeries d’envergure internationale et à 33 éditeurs de livres photo, à des expositions du plus haut niveau, à des conversations, des échanges et des dédicaces d’artistes.

L’intérêt de la Foire est aussi de faire des découvertes et de prendre le pouls de la création photographique au-delà de la contemplation des vintages mythiques (Man Ray, August Sander) ou des hommages aux disparus (un livre de collages de Robert Frank, réalisé pour son épouse). Devant la profusion d’images, force est de se limiter à quelques présentations qui nous ont particulièrement marqué.

Paris Photo© Florent Drillon

Selon une approche thématique, on notait sans surprise dans cette édition une poussée des sujets liés à l’identité ainsi qu’à l’urgence climatique et à l’environnement. Saluons par exemple cette exposition sans appel de « Carbon’s casualties » (victimes du carbone) de Josh Haner, photographe du New York Times. Dans les photos de paysage, on relevait notamment à la Jackson Fine Art galerie d’Atlanta le travail de Terri Loewenthal dont la série Psychscape renouvelle le genre en utilisant la nature comme matériau pour des images aux couleurs saturées, qualifiées par l’artiste de « psychédéliques » .

Terri Loewenthal, Psychscape 45 (Peach Springs Canyon, AZ), 2018, Archival pigment print, 76 x 101 cm, Copyright of the artist and courtesy of Jackson Fine Art, Atlanta
© Stéphane Lavoué.
Soni Sahil, Marketing Manager – Pernod Ricard India & Finn Lac Donnell, Directeur du pub Dick Mack’s – Dingle, Irlande

Présenté en deux endroits de Paris Photo, Stéphane Lavoué, maître de la lumière et récipiendaire du Prix Niepce 2018, proposait d’une part chez Fisheye trois séries emblématiques, The Kingdom, Pampa et À terre — superbes compositions et tableaux de paysages de Bretagne renvoyant parfois aux peintres romantiques. D’autre part, les portraits croisés réalisés par Lavoué pour la Carte Blanche Pernod-Ricard capturaient des rencontres entre un collaborateur de la firme commanditaire et un individu reconnu pour sa capacité à fédérer autour de lui sa communauté. Le photographe a servi joliment le propos du groupe qui souhaitait illustrer sa diversité en montrant par exemple comment un jeune cadre indien de la firme fit la connaissance du propriétaire d’un pub en Irlande. La puissance esthétique des images témoigne de l’universalité de la convivialité par-delà les origines, les cultures et les métiers. Etonnant et rassurant tout à la fois.

Lennart Nilsson. NIL23. Foetus 17 weeks, 1965/2012.
Steene Projects Gallery

Plusieurs galeries avaient choisi l’option du solo show en se focalisant sur un artiste. Stene Projects de Stockholm présentait ainsi Lennart Nilsson, le premier photographe qui utilisa la technique du fibroscope pour fournir des images impressionnantes de l’embryon humain et du développement du foetus. Publiées pour la première fois dans Life en 1965, ces photos ne furent réellement tirées par le photographe qu’en 2012. Elle continuent de nous surprendre et surtout de nous émouvoir, alors que les technologies de l’imagerie médicale et du 3D n’ont cessé de progresser depuis. L’émotion ressentie tient sans doute au fait que Nilsson, décédé en 2017, était non seulement un pionnier mais un formidable raconteur qui nous a emmené au plus profond et au plus intime de notre propre histoire en touchant à l’universel avec les premières images de la conception humaine. Les photographies de cet homme qui ne se considérait pas comme un artiste sont aujourd’hui des oeuvres d’art à part entière.

Nancy Burson, Trump/Putin composite, 2018
Color Print on watercolor photo paper, Paci contemporary gallery (Brescia – Porto Cervo, IT).

Paci Contemporary, galerie réputée de Brescia, montrait le travail d’une autre pionnière, Nancy Burston, initiatrice des portraits composites générés par ordinateur. Parmi ses oeuvres récentes ce portrait mixé Trump-Putin qui fit la Une du magazine Time. A l’interaction elle aussi de l’art et de la science, Burston met en question la vérité photographique, utilisant des programmes informatiques qui permettent de superposer et manipuler des images, en jouant sur l’âge, la race ou même le caractère du sujet. Elle est à l’origine d’une méthodologie (le « morphing ») toujours utilisée aujourd’hui pour produire des images de la façon dont les sujets vieilliraient au fil du temps, ce qui donne lieu à des applications (la recherche d’enfants disparus ou enlevés, par exemple) plus intéressantes que les manipulations plus ou moins distrayantes offertes aujourd’hui par certains de nos logiciels.

Théâtre de guerre, Photographie avec un groupe de guérilla kurde, 2012 © Emeric Lhuisset – Résidence BMW

Lauréat de la Résidence BMW destiné à soutenir la jeune création, le travail d’Emeric Lhuisset interpelle très vivement. Dénommé L’autre rive, ce projet tranche sur les nombreux sujets photographiques consacrés ces dernières années à des thèmes d’actualité et en particulier aux réfugiés. Observateur des situations conflictuelles du globe, Lhuisset est un photographe très original, qui considère son travail comme une retranscription artistique d’analyses géopolitiques. Muni de son appareil photo, il est parti il y a plusieurs années dans une zone sensible, aux frontières de l’Irak, de la Turquie et de l’Iran. Il y rencontré des combattants, Arabes ou Kurdes, au coeur de leur affrontement avec Daesh. Certains d’entre eux, devenus ses amis, sont depuis arrivés en Europe en tant que réfugiés. Lhuisset est allé les retrouver, là où ils sont à présent, et les a photographiés dans leur quotidien, tel ce jeune homme affilié d’une même chaîne de salles de sport qu’il fréquente dans différents pays.

A la différence de ses confrères souvent portés vers le misérabilisme, Lhuisset a voulu et su sortir de l’événementiel et du spectaculaire pour nous montrer « l’avant et l’aujourd’hui ». L’homme et ses images nous ont profondément touché par leur sincérité en regardant avec lui ces « photographies qui s’effacent progressivement à la lumière du soleil pour … laisser la place à des monochromes bleus ». Le bleu d’une mer où tant de vies furent perdues ces dernières années dans des naufrages absurdes. La couleur aussi d’une Europe en proie au mieux au doute ou à l’amnésie, au pire au retour de ses démons.

Professeur de photographie à Sciences Po Paris et d’art plastique aux USA, Lhuisset mêle son regard d’artiste et son intérêt pour la géopolitique pour nous faire réfléchir, questionner à la fois le rôle du photographe et le confort du spectateur, et donner pour qui s’y attarde tout son sens à une belle et émouvante réalisation.

Denis Brihat : le Livre de l’année révèle « la nature des choses »

©Editions Le bec en l’air

A travers la première édition des Prix HiP (*) du livre de photographie francophone, le Salon de la Photo qui s’est tenu à Paris du 7 au 11 novembre dernier a aussi mis à l’honneur toute la créativité des photographes et des éditeurs. Le Prix HiP du Livre de l’année a récompensé l’ouvrage « Les métamorphoses de l’argentique », texte et photos de Denis Brihat (**), et ce n’est que justice. Né en 1928, ce grand défenseur d’une photographie « créative » et des savoir-faire argentiques a récemment fait don à la BnF d’une centaine de ses pièces emblématiques présentées cet automne (***).

La très longue carrière du photographe Denis Brihat, qui fut l’un des fondateurs des Rencontres d’Arles, a connu de multiples facettes, de la photographie industrielle au reportage, du portrait et de l’architecture à l’illustration. Elle fut marquée ces dernières décennies en particulier par l’étude attentive de la nature. L’exposition à la BnF se concentre sur cet aspect en empruntant son titre au poème philosophique en latin de Lucrèce, De rerum natura. Les études, tirages d’expositions et cahiers de recherche présentés dans un espace restreint mettent en valeur les motifs plastiques de l’oeuvre de Brihat: éclosion des formes naturelles, quête de la couleur juste, finesse des lignes.

Coquelicot fripé, 1994  | BnF, Estampes et photographie © Denis Brihat 

Puisque les films couleurs des années 1970 ne répondaient pas à son attente, Brihat s’employa à trouver des alternatives pour retrouver les tonalités présentes dans la nature et restituer toute « la variéte de nos sensations colorées » (Lucrèce). Il appliqua sur ses tirages des métaux et pigments divers afin de rendre la complexité merveilleuse et subtile du règne végétal. Brihat, qui s’est présenté parfois comme un « photographe rural », parvint de la sorte à traduire la finesse d’une pelure d’oignon, le velouté d’une feuille, la délicatesse d’une corolle ou la tonalité d’un kiwi.

DB139 © Denis Brihat, Editions Le bec en l’air

Voir le monde dans un grain de sable. Et le paradis dans une fleur sauvage. Tenir l’infini dans le creux de la main. Et l’éternité dans une heure.

William Blake (1757-1827)

On découvre aussi dans cette exposition comme dans la monographie-rétrospective primée au Salon de magnifiques restitutions de la rugosité des pierres ou de la granularité des sables. Brihat sublime véritablement la matière pour nous permettre d’en percevoir la beauté. Comme Lucrèce dont l’oeuvre avait pour objet de dire en quoi consiste le réel et qui exhorta son lecteur, il y a plus de 2000 ans, à découvrir « la variété des formes atomiques », Brihat-le révélateur nous incite à contempler la nature en la magnifiant pour nous.

Une oeuvre véritablement épicurienne et hédoniste, qui a ouvert la voie à grand nombre de photographes-auteurs attachés à la qualité picturale des images. Une oeuvre qui rappelle aussi avec cette exposition qu’un travail photographique véritablement abouti se poursuit jusqu’au tirage et avec tout le soin qu’il mérite.

(*) HiP (contraction de Histoires photographiques) est une association loi 1901 créée en 2018 par cinq photographes et acteurs du marché de la photographie dans le but de promouvoir la photographie, et plus particulièrement l’édition photographique.

(***) Les Métamorphoses de l’argentique. Texte et photographies de Denis Brihat. Editions Le bec en l’air. 240 pages, 55€

(**) Denis Brihat, photographies – De la nature des choses. Exposition à la Bibliothèque Nationale François Mitterrand/BnF Galerie des Donateurs, Quai François Mauriac, Paris 13è. Jusqu’au 8 décembre 2019. Entrée libre et gratuite. Info sur https://www.bnf.fr/fr/agenda/denis-brihat-photographies-de-la-nature-des-choses#bnf-informations-pratiques.

Cartier-Bresson en Chine : un jalon du photojournalisme

« Le Guomindang n’en a plus pour longtemps. Pouvez-vous vous rendre en Chine? » A l’automne 1948, Henri Cartier-Bresson (HCB), qui séjourne en Birmanie, reçoit un télex de Magnum Photos qu’il a co-fondée l’année précédente. Le magazine Life commande un reportage sur l’effondrement attendu du régime nationaliste, qui subit la poussée des troupes de Mao Zedong.

Près de la Cité interdite, un simple d’esprit dont la fonction est
d’accompagner les mariées en palanquin, Pékin, décembre 1948.
© Fondation Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos

Cartier-Bresson jouit alors, depuis son exposition au MoMA de New York en 1947, d’une certaine notoriété artistique. Il n’est pas encore complètement reconnu en tant que photojournaliste, quand bien même une telle distinction ne lui importera jamais. Venu pour deux semaines, HCB, alors âgé de 40 ans, restera dix mois en Chine, y affirmant l’approche qu’il poursuivra pour la presse pendant les vingt années suivantes. Sobrement montée, une exposition à la Fondation HCB (*) redécouvre ce reportage marquant de 1948-1949 mais aussi un deuxième, effectué dix ans plus tard. Elle va de pair avec la publication aux éditions Delpire (**) d’un ouvrage des deux commissaires, consignant leur passionnante recherche.

Cartier-Bresson opère en Chine selon son style caractérisé par un cadrage précis et sa mobilité de « libellule inquiète » (Truman Capote). Il l’exerce librement en fonction des circonstances du gigantesque pays en proie aux soubresauts de son histoire. De Pékin à Hangchow, accompagné de Ratna, sa première épouse à laquelle il doit largement sa connaissance de l’Asie, il fournit notamment des images témoignant des modes de vie traditionnels. Il rend compte de la désolation frappant la population, assiste à la chute de Nankin tenue par le Kuomintang puis se trouve contraint de rester à Shanghai. Il rend compte des événements et de leur tension mais ne dédaigne pas de s’en détacher pour rester attentif aux individus ou saisir, par exemple, le sourire d’un enfant. Au fil de ses déplacements et de ses confinements, HCB constitue ainsi un récit d’environ 5000 images, dont plus de 500 sont sélectionnées par Magnum qui diffuse les tirages. Il quitte le pays quelques jours seulement avant la proclamation de la République populaire le 1er octobre 1949, porteur des « ultimes témoignages de la Chine ancienne » (Pierre Assouline, son biographe).

Gold Rush. En fin de journée, bousculades devant une banque pour acheter de l’or. Derniers jours du Kuomintang, Shanghai, 23 décembre 1948.
© Fondation Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos

Aux rouleaux de 36 vues expédiés à New York pendant cette période s’ajoutent des notices extrêmement précises, dactylographiées sur papier pelure, qui expliquent leur contenu, fournissant à Magnum la matière d’une légende pour chaque photographie. La capacité d’écriture et le souci d’exactitude dont témoignent les documents d’archives ici présentés avec les tirages originaux sont impressionnants. Le photographe, qui ne verra pas pendant des mois l’utilisation finale de son travail, est un reporter complet. Ses stories, vendues par Magnum pour être publiées dans Life et dans d’autres magazines internationaux d’actualité florissant à l’époque, sont parfois quelque peu interprétées ou commentées par ceux-ci en fonction de leur orientation politique mais les photographies sont largement saluées. Un grand nombre d’entre elles comptent parmi les plus célèbres du photographe, telle cette ruée vers l’or à Shangaï (ci-dessus), qui fut publiée le 29 mars 1949 dans le premier numéro de Paris-Match.

L’ouvrage original de 1954, préfacé par Sartre
© Editions Delpire

La publication des reportages de Cartier-Bresson assoiera dès lors son statut de témoin capital du mouvement de l’Histoire. « Jamais il n’a ressenti l’excitation des événements comme en Chine durant les mois où l’Ancien régime a dû s’effacer devant la Révolution », selon Pierre Assouline (***). « Dans ces moments-là, il a senti que tout culminait en une seconde pour exploser à la vitesse de l’obturateur. Il a éprouvé une joie physique à se trouver en équilibre sur la crête des vagues, un appareil à la main ». HCB devient dès 1950 une référence majeure du « nouveau » photojournalisme et du renouveau photographique en général. Les livres Images à la sauvette (Verve, 1952) et un premier ouvrage sur la Chine, D’une Chine à l’autre (Delpire, 1954, avec une préface de Jean-Paul Sartre) confirment son statut.

Construction de la piscine de l’Université de Pékin par les étudiants, juin 1958.
© Fondation Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos

Marqué par les événements chaotiques de son séjour de 1948-1949, passionné par cette culture (il se fera bouddhiste), HCB retourne en Chine en 1958 pour constater les
effets du changement de régime. Ce séjour, qui intervient en plein « Grand Bond en avant » proclamé par Mao Zedong, se passe dans des conditions sensiblement différentes du premier reportage: accompagné d’un guide-interprète pendant quatre mois, HCB parcourt des milliers de kilomètres. L’oeil vigilant du régime maoïste attend du photographe qu’il fasse voir à l’extérieur les résultats les plus emblématiques de sa Révolution et de l’industrialisation (forcée) des campagnes: grands travaux, aciéries, communautés collectives de paysans ou écoles. HCB s’applique cependant à montrer aussi d’autres facettes, peu reluisantes, du régime tels l’exploitation du labeur humain (voir ci-dessus), l’enrégimentement des individus ou l’emprise implacable des milices.

Le nouveau reportage, comportant même des images en couleurs comme on le voit aux cimaises affichant les pages des magazines d’époque, rencontre également un succès international. Son inclusion dans l’exposition de la Fondation élargit le propos, en profondeur comme en contraste. Mais le « photographe Henri Cartier-Bresson » reste fidèle seulement à lui-même, à sa construction rigoureuse des images, à sa présence discrète mais formidablement efficace pour nous montrer cette population chinoise dans son authencicité : « Moi, je m’occupe presque uniquement de l’homme. »

(*) A la Fondation Cartier-Bresson, 79 rue des Archives, 75003 Paris. Du 15 octobre 2019 au 2 février 2020.

(**) Henri Cartier-Bresson : Chine 1948-1949 I 1958 par Michel Frizot et Ying Lung Su. Editions Delpire.

(***) Pierre Assouline. Henri Cartier-Bresson. L’oeil du siècle. Plon, 1999.