Patrick Chauvel, le « rapporteur de guerre » : l’album-témoin de RSF

©Patrick Chauvel, RSF

En décidant de publier en ce mois de mars 2022 un nouvel album de 100 photographies consacré au travail de Patrick Chauvel, l’organisation Reporters Sans Frontières (RSF) n’imaginait pas à quel point cette publication coïnciderait avec le tragique de l’actualité. Son impact n’en est que plus fort.

Pour le trentième anniversaire de sa série d’albums vendus en soutien à la liberté de la presse, RSF avait choisi, avant la guerre en Ukraine, de revisiter la carrière d’un reporter de guerre qui figurait sur la couverture du premier album de sa série.

Le premier album de la série RSF, paru il y a 30 ans.
En couverture Patrick Chauvel blessé au Cambodge

Ce jeune reporter apparaissant blessé lors d’un reportage au Cambodge a connu une carrière exceptionnelle. Agé aujourd’hui de 72 ans, Patrick Chauvel a pendant 50 ans couvert des conflits parmi les plus sanglants et les plus absurdes. Commencé avec la Guerre des Six Jours (Israël et pays arabes, 1967) et au Vietnam (1968), ce qui lui valut de vendre ses premières photos aux agences Associated Press et Reuters, son parcours l’a mené sur tous les fronts.

Dans les guerres d’indépendance en Erythrée et en Angola puis dans le conflit au Liban et sur bien d’autres théâtres d’opérations pendant les décennies suivantes encore, Patrick Chauvel a montré les êtres et les paysages dévastés par la guerre, les visages des combattants et des civils pris dans la folie. Il s’y est plongé corps et âme, du Salvador à l’Irlande du Nord, en Bosnie-Herzégovine comme en Irak, en Syrie et en Tchétchénie.

Accusé d’espionnage et emprisonné par un groupe palestinien, prisonnier plus tard des Khmers rouges au début des années 80, Patrick Chauvel vivra les conflits au plus près pour rendre compte du sort des anonymes qui font l’histoire, de leurs angoisses et de leur courage au milieu des destructions. S’imprégnant des histoires vécues et racontées à hauteur d’homme, il sait que les larmes arrivent aussi après l’action. Patrick Chauvel a pris 380,000 photos et payé son engagement de sept blessures graves; deux d’entre elles l’avaient même laissé pour mort. Egalement documentariste et auteur, il était encore présent en août 2021 au retour des Talibans en Afghanistan.

Rassemblant ses photos les plus fortes, ce nouvel album RSF constitue aussi le premier ouvrage essentiellement photographique de Patrick Chauvel. L’album, qui s’ouvre sur un avant-propos du reporter, contient des éclairages fournis par ses amis et autres légendes de la profession tels le grand James Natchwey.

A l’heure du conflit en Ukraine et des épouvantables souffrances infligées à la population civile, les images de celui qui se voit en « rapporteur de guerre » ne montrent pas seulement l’horreur et la vulnérabilité des populations impliquées dans les violences: elles sont comme des preuves éclatantes des extrémités auxquelles est confronté ceux qui font profession de montrer ce « milieu hostile à la vie » dans lequel il est « très difficile de se maintenir à la bonne distance », comme le souligne Christophe Deloire, Secrétaire général de RSF.

Car en montrant les photographies de Patrick Chauvel et les risques encourus dans la guerre, cet album RSF offre aussi un témoignage des conditions dans lesquelles les reporters exercent leur métier au service d’un bien parmi les précieux qui pèse aussi – cela s’est déjà vérifié – sur le cours de l’Histoire: révéler l’information au public. Comme le dit le reporter lui-même :

Salvador 1980. Une femme enceinte fuit les tirs avec ses enfants lors des obsèques de l’archevèque Romero
© Patrick Chauvel

C’est à nous, journalistes, de rechercher la vérité et de la diffuser par tous les moyens. Face à la fatalité des événements, notre jugement est soumis à rude épreuve et l’œil du photographe ne transmet que ce qu’il voit : un instantané de guerre. Mais comme il y a toujours plusieurs photographes, plusieurs journalistes sur un même conflit, cette succession de témoignages finira par raconter « l’histoire-bataille », au plus près de la vérité des faits.

– Patrick Chauvel

Créé en 1985, Reporters sans frontières se mobilise sans relâche pour l’indépendance et le pluralisme du journalisme, soutenant les journalistes sur le terrain par des campagnes de mobilisation, des interventions auprès des gouvernements et autres parties, des aides matérielles et juridiques, des moyens de sécurité tels les gilets pare-balles et les casques. Chaque année également, RSF publie le Classement mondial de la liberté de la presse, un indispensable outil pour recenser la situation du journalisme à travers le monde.

Tous les albums de cette série dont ceux que nous avons déjà chroniqué dans le passé (Vincent Munier et Philippe Halsman) sont autant d’hommages à la photographie, au dessin de presse et à la bande dessinée. Celui-ci, on l’aura compris, est réellement essentiel pour la compréhension du monde qui est le nôtre et pour la défense des valeurs qui devront nous permettre d’en sortir ou du moins de l’améliorer.

(*) Patrick Chauvel. 100 Photos pour la liberté de la presse, numéro 69. Vendu au prix de 9,90€ au bénéfice de RSF.

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Imagine : des photos et des textes pour penser la paix

S’il est facile d’imaginer la paix, pourquoi est-il si difficile de mettre en oeuvre une pacification durable à l’issue d’une guerre civile ou d’un conflit armé ? C’est de celà que traite un remarquable ouvrage, Imagine : Penser la Paix (*), publié à l’initiative de la VII Foundation. En mettant sur pied au début du millénaire à New York cette organisation indépendante, ses co-créateurs souhaitaient pallier la diminution du financement réservé par les media aux sujets à long terme. Le phénomène n’a fait que s’amplifier, renforçant le besoin de réalisations comme celle-ci.

© Editions Hemeria

Principal architecte du projet et de ce livre, Gary Knight, ancien photo-reporter sur les lieux de conflit et President du World Press Photo Award, eut l’idée de renvoyer des photographes et correspondants de guerre là où ils avaient été les témoins d’événements dramatiques. Ils sollicitèrent combattants, victimes, négociateurs et juristes afin de recueillir leurs témoignages sur les conditions et l’application des accords de paix conclus au Liban, en Irlande du Nord, en Bosnie, au Rwanda, au Cambodge et en Colombie.

Avec des images fortes et des récits bouleversants, les auteurs et photographes se sont employés à documenter les circonstances et les conséquences des conflits. Devant leurs objectifs comme à l’interview, ils ont fait parler les anciens chefs de guerre dont certains se sont transformés en dirigeants. Ils ont questionné les survivants et les nouvelles générations pour rapporter leurs histoires personnelles et leurs expériences traumatisantes. Ils ont rapporté ce qui dans un après-guerre fonctionne et ne fonctionne pas, les blessures qui cicatrisent peu à peu et celles qui ne guérissent pas ou difficilement.

Ils en ont aussi tiré des enseignements sur la façon dont l’apaisement s’est installé ou non dans le temps et sur le terrain. Parmi les leçons qui se dégagent est le fait que les victimes de crimes de masse attendent et exigent la justice et une forme de reconnaissance des responsabilités devant les cours et tribunaux pénaux internationaux. L’historique des conflits et de leurs conséquences en ex-Yougoslavie comme au Rwanda, théâtre du génocide le plus important depuis l’Holocauste, met en évidence cette affirmation. Anthony Loyd, qui fit ses classes en couvrant l’effondrement de la Yougoslavie, a constaté que certaines victimes de la guerre ont pu avancer tandis que d’autres ne peuvent se départir des tourments du passé. La paix ne garantit pas l’harmonie, surtout quand un accord imposé aux belligérants comme en Bosnie consigne dans une Constitution la co-existence de groupes ethniques appelés à partager tous les leviers du pouvoir sur la base de leur identité.

Si l’obstination et l’ouverture finissent par payer parfois, rien n’est jamais acquis, même en Europe. Malgré les accords de 1998 à propos de l’Irlande du Nord, le Brexit et les interminables négociations de l’Union européenne avec le Royaume-Uni ont reposé la question de la frontière avec la république d’Irlande, jetant le trouble sur les modalités d’un processus de paix laborieusement conclu il y a deux décennies.

L’ouvrage souligne par l’exemple l’importance de la participation des femmes pour l’établissement d’une paix durable. De même qu’elles tempèrent les impulsions d’entrer en guerre, leur rôle, quand il est reconnu et mis en valeur, accroît les chances d’une pacification durable. La représentation parlementaire et l’alphabétisation des femmes limitent les risques de rechute suivant un conflit armé.

Construire la paix est, à bien des égards, beaucoup plus difficile que faire
la paix, et prend certainement beaucoup plus de temps

– Jonathan Powell

Comme le souligne en postface Samantha Power, ancienne ambassadrice des Etats-Unis aupèes de l’ONU, « en ces temps ou populisme et nationalisme sont en pleine recrudescence, » l’engagement et le recours à la voie diplomatique sont aujourd’hui soumis à rude épreuve. La pandémie mondiale risque d’inciter les gouvernements à un repli vers l’intérieur et au soutien de leur économie nationale au détriment de problèmes éloignés géographiquement. Ce n’est pourtant « pas le moment », avertit Power, « de détourner notre regard ni du tribalisme, ni du dogmatisme, ni de l’extrémisme. »

Ce livre s’inscrit dans un projet plus vaste comportant également des expositions, des séminaires et d’autres formes éducatives aux fins d’encourager le débat sur la consolidation de la paix. Il a l’immense mérite de présenter de recenser, avec des photographies saisissantes et des textes fouillés et circonstanciés, les dommages irréparables mais aussi les moyens dont les acteurs locaux ou internationaux peuvent user pour donner à la paix ses meilleures chances de perdurer. Car « les accords de paix ne sont que des accords qui permettent de commencer à aborder des différences fondamentales par la voie politique plutôt que par la violence. Ils marquent le début, et non la fin, d’un dur labeur ».

(*) Imagine, Penser la Paix. Sur une idée et sous la direction de Gary Knight. Editions Hemeria. The VII Foundation, 2020. 408 pages, 200 photographies, 45€. Also published in English as Imagine: Reflections on Peace. Lien utile: http://www.theviifoundation.org. A commander sur https://hemeria.com/

Natura, le regard dépouillé de Bernard Descamps

© Filigranes Editions

Sorti de presse à l’occasion de Paris Photo 2019, Natura, le dernier livre de Bernard Descamps aux Éditions Filigranes, est un petit bijou de poésie photographique pour qui prendra la peine de s’y plonger. La série fait l’objet d’une exposition fort bien montée, à découvrir à la Box galerie de Bruxelles (*).

L’ouvrage, superbement imprimé, et l’exposition présentent une sélection d’images prises par Descamps au cours de ces 25 dernières années avec comme fil conducteur un hommage aux premiers essais naturalistes de l’antiquité. Les tirages exposés à la Box valorisent les quatre chapitres de cette série en noir et blanc qui ne se départit jamais du format carré prisé par le photographe.

© Bernard Descamps; Box galerie

Cela commence doucement devant l’océan et un infini paisible. La ligne d’horizon partage l’image en deux. Le ciel et la mer changent avec les conditions météorologiques et les heures qui s’écoulent. On passe de la mer à la montagne, enneigée ou non, sur laquelle les éléments font apparaître des triangles, en noir ou en blanc. On pénètre ensuite dans une forêt de bouleaux avant de se trouver devant d’autres espèces, en d’autres saisons. Les arbres sont alignés, en colonnes et vision frontale, en contre-plongée aussi parfois. Comme chez Michael Kenna, les compositions ne montrent jamais ou alors exceptionnelement la main de l’homme.

© Bernard Descamps. Box galerie

Et puis viennent les oiseaux (comme dans le dernier Kenna, décidémment), en nuée ou en escadrille, qui dessinent des figures et des lignes sur des ciels blancs, jusqu’à devenir parfois de minuscules points noirs.

© Bernard Descamps. Box galerie

Voilà, c’est tout mais il y a là, dans le livre comme aux cimaises, plus et bien plus que ce que pourrait suggérer un coup d’oeil superficiel et distrait. On en prend vraiment conscience en lisant le texte inspiré de Maria Spiegel, judicieusement placé en postface de l’ouvrage. Dès 1974, nous apprend-t-elle, Descamps qualifiait ses images d’« antidocumentaires », nous invitant à dépasser leur signification objective. Avec cette série, le photographe montre qu’il n’a pas varié pendant tout ce temps. Natura pousse son propos jusqu’à l’épure.

Ces photographies ont été prises en France et en Belgique (en forêt de Soignes, aux limites de Bruxelles), en Islande et au Maroc, à Madagascar et en Asie. Pas besoin d’en savoir plus ou de reconnaître tel ou tel paysage: ce n’est pas le sujet. Il n’y a ici rien d’époustouflant ou de spectaculaire, juste des images d’une nature proche mais parlante, entre rêve et réalité. Descamps, doctorant en biologie devenu photographe au début des années 1970 puis membre fondateur de l’agence Vu, se prive volontairement de ce qui fait si/trop souvent l’attractivité des images de nature. C’est l’éphémère qu’il suggère et la mélancolie qu’il dégage. Il regarde la nature pour en souligner la beauté formelle et fugace, révèle des signes qui s’inscrivent dans un, dans son imaginaire. Il ne voyage, dit-il, que pour se rencontrer et « pour trouver mes images, celles qui sont en moi et que j’essaye inlassablement de faire apparaître. »

Il faut prendre le temps d’entrer dans ces photos pour en tirer ce qu’elles peuvent évoquer. « La poésie pour nous sauver », comme le dit joliment l’éditeur de l’ouvrage. Un dépouillement qui incite au dépassement.

(*) Natura. Bernard Descamps. Un album relié couverture cartonnée – 73 photographies en bichromie. Editions Filigranes, 144 pages, 40€.

La série Natura à la Box galerie, Chaussée de Vleurgat 102, à Ixelles (1050 Bruxelles), du 11 janvier au 29 février 2020.

A Toulouse, sous le titre « Rencontres », la Galerie du Château d’eau (1, place Laganne) présente début 2020 une rétrospective Bernard Descamps.

Découvertes et redécouvertes à Paris Photo

Qiniso, Durban, 2019

© Zanele Muholi Courtesy of the artist, Yancey Richardson, New York, and Stevenson Cape Town/Johannesburg

La 23e édition de Paris Photo n’a pas manqué de présenter le meilleur de la photographie historique et contemporaine. Sous la verrière du Grand-Palais, une plateforme sans équivalent donnait accès pendant quelques jours à 180 galeries d’envergure internationale et à 33 éditeurs de livres photo, à des expositions du plus haut niveau, à des conversations, des échanges et des dédicaces d’artistes.

L’intérêt de la Foire est aussi de faire des découvertes et de prendre le pouls de la création photographique au-delà de la contemplation des vintages mythiques (Man Ray, August Sander) ou des hommages aux disparus (un livre de collages de Robert Frank, réalisé pour son épouse). Devant la profusion d’images, force est de se limiter à quelques présentations qui nous ont particulièrement marqué.

Paris Photo© Florent Drillon

Selon une approche thématique, on notait sans surprise dans cette édition une poussée des sujets liés à l’identité ainsi qu’à l’urgence climatique et à l’environnement. Saluons par exemple cette exposition sans appel de « Carbon’s casualties » (victimes du carbone) de Josh Haner, photographe du New York Times. Dans les photos de paysage, on relevait notamment à la Jackson Fine Art galerie d’Atlanta le travail de Terri Loewenthal dont la série Psychscape renouvelle le genre en utilisant la nature comme matériau pour des images aux couleurs saturées, qualifiées par l’artiste de « psychédéliques » .

Terri Loewenthal, Psychscape 45 (Peach Springs Canyon, AZ), 2018, Archival pigment print, 76 x 101 cm, Copyright of the artist and courtesy of Jackson Fine Art, Atlanta
© Stéphane Lavoué.
Soni Sahil, Marketing Manager – Pernod Ricard India & Finn Lac Donnell, Directeur du pub Dick Mack’s – Dingle, Irlande

Présenté en deux endroits de Paris Photo, Stéphane Lavoué, maître de la lumière et récipiendaire du Prix Niepce 2018, proposait d’une part chez Fisheye trois séries emblématiques, The Kingdom, Pampa et À terre — superbes compositions et tableaux de paysages de Bretagne renvoyant parfois aux peintres romantiques. D’autre part, les portraits croisés réalisés par Lavoué pour la Carte Blanche Pernod-Ricard capturaient des rencontres entre un collaborateur de la firme commanditaire et un individu reconnu pour sa capacité à fédérer autour de lui sa communauté. Le photographe a servi joliment le propos du groupe qui souhaitait illustrer sa diversité en montrant par exemple comment un jeune cadre indien de la firme fit la connaissance du propriétaire d’un pub en Irlande. La puissance esthétique des images témoigne de l’universalité de la convivialité par-delà les origines, les cultures et les métiers. Etonnant et rassurant tout à la fois.

Lennart Nilsson. NIL23. Foetus 17 weeks, 1965/2012.
Steene Projects Gallery

Plusieurs galeries avaient choisi l’option du solo show en se focalisant sur un artiste. Stene Projects de Stockholm présentait ainsi Lennart Nilsson, le premier photographe qui utilisa la technique du fibroscope pour fournir des images impressionnantes de l’embryon humain et du développement du foetus. Publiées pour la première fois dans Life en 1965, ces photos ne furent réellement tirées par le photographe qu’en 2012. Elle continuent de nous surprendre et surtout de nous émouvoir, alors que les technologies de l’imagerie médicale et du 3D n’ont cessé de progresser depuis. L’émotion ressentie tient sans doute au fait que Nilsson, décédé en 2017, était non seulement un pionnier mais un formidable raconteur qui nous a emmené au plus profond et au plus intime de notre propre histoire en touchant à l’universel avec les premières images de la conception humaine. Les photographies de cet homme qui ne se considérait pas comme un artiste sont aujourd’hui des oeuvres d’art à part entière.

Nancy Burson, Trump/Putin composite, 2018
Color Print on watercolor photo paper, Paci contemporary gallery (Brescia – Porto Cervo, IT).

Paci Contemporary, galerie réputée de Brescia, montrait le travail d’une autre pionnière, Nancy Burston, initiatrice des portraits composites générés par ordinateur. Parmi ses oeuvres récentes ce portrait mixé Trump-Putin qui fit la Une du magazine Time. A l’interaction elle aussi de l’art et de la science, Burston met en question la vérité photographique, utilisant des programmes informatiques qui permettent de superposer et manipuler des images, en jouant sur l’âge, la race ou même le caractère du sujet. Elle est à l’origine d’une méthodologie (le « morphing ») toujours utilisée aujourd’hui pour produire des images de la façon dont les sujets vieilliraient au fil du temps, ce qui donne lieu à des applications (la recherche d’enfants disparus ou enlevés, par exemple) plus intéressantes que les manipulations plus ou moins distrayantes offertes aujourd’hui par certains de nos logiciels.

Théâtre de guerre, Photographie avec un groupe de guérilla kurde, 2012 © Emeric Lhuisset – Résidence BMW

Lauréat de la Résidence BMW destiné à soutenir la jeune création, le travail d’Emeric Lhuisset interpelle très vivement. Dénommé L’autre rive, ce projet tranche sur les nombreux sujets photographiques consacrés ces dernières années à des thèmes d’actualité et en particulier aux réfugiés. Observateur des situations conflictuelles du globe, Lhuisset est un photographe très original, qui considère son travail comme une retranscription artistique d’analyses géopolitiques. Muni de son appareil photo, il est parti il y a plusieurs années dans une zone sensible, aux frontières de l’Irak, de la Turquie et de l’Iran. Il y rencontré des combattants, Arabes ou Kurdes, au coeur de leur affrontement avec Daesh. Certains d’entre eux, devenus ses amis, sont depuis arrivés en Europe en tant que réfugiés. Lhuisset est allé les retrouver, là où ils sont à présent, et les a photographiés dans leur quotidien, tel ce jeune homme affilié d’une même chaîne de salles de sport qu’il fréquente dans différents pays.

A la différence de ses confrères souvent portés vers le misérabilisme, Lhuisset a voulu et su sortir de l’événementiel et du spectaculaire pour nous montrer « l’avant et l’aujourd’hui ». L’homme et ses images nous ont profondément touché par leur sincérité en regardant avec lui ces « photographies qui s’effacent progressivement à la lumière du soleil pour … laisser la place à des monochromes bleus ». Le bleu d’une mer où tant de vies furent perdues ces dernières années dans des naufrages absurdes. La couleur aussi d’une Europe en proie au mieux au doute ou à l’amnésie, au pire au retour de ses démons.

Professeur de photographie à Sciences Po Paris et d’art plastique aux USA, Lhuisset mêle son regard d’artiste et son intérêt pour la géopolitique pour nous faire réfléchir, questionner à la fois le rôle du photographe et le confort du spectateur, et donner pour qui s’y attarde tout son sens à une belle et émouvante réalisation.

Sur les territoires de l’enfance : les voies parallèles de deux femmes photographes

C’est l’histoire d’une belle rencontre, celle de deux femmes photographes, autour des lieux de leur enfance. L’une, Brigitte Bauer, originaire de Bavière, a quitté il y a trente ans les territoires de sa jeunesse pour venir vivre en France. L’autre, Emmanuele Blanc, est née et bien implantée en Haute-Savoie, même si la couleur de sa peau évoque aussi d’autres racines dans un pays d’Afrique sahélienne, qu’elle entreprit finalement de découvrir pour les transmettre à ses enfants.

Ces deux femmes-là donc se sont trouvées et retrouvées autour d’un projet commun, grâce à la photographie. Elles ont conjugué les images de leurs parcours et de leurs retours respectifs vers leurs premières années, frappées de constater à quel point leurs photographies se répondaient et se faisaient écho. Une exposition de la Galerie LeLieu (*) les réunit cet été à Lorient, en Bretagne, où elles nous ont livré quelques clés pour entrer dans leurs séries d’images.

© Brigitte Bauer, n° 11 (1987 – 2017) © Emmanuelle Blanc, Origines n°6

Avec son regard et sa formation d’architecte, Emmanuelle Blanc a notamment recensé et enregistré dans le cadre d’une mission photographique des paysages de montagne qui parlent à sa sensibilité et où elle se sent chez elle. Sachant que de tels sites naturels, pratiquement vierges de toute trace humaine, sont devenus difficiles à trouver en France, elle s’est employée à rendre discrètes les marques de l’intervention de l’homme. Il faut être au près des images pour les repérer dans ces paysages au format carré qu’affectionne la photographe.

Brigitte Bauer, en face d’elle et en même temps à ses côtés, nous entraîne tout d’abord dans la banalité de son quotidien, dans ses promenades avec sa chienne Charo, porteuse d’une mini-caméra. Nous voici pratiquement à ras de terre, sur des sentiers le long du Rhône ou de ses canaux d’irrigation, quelque part aux alentours d’Arles. La photographe se laisse porter par les errements et les impulsions de l’animal inconscient de son rôle : la vidéo fournie par la caméra placée sur les flancs de Charo dicte le rythme de cette Dogwalk et sert en quelque sorte de making of pour les images au smartphone que Brigitte Bauer utilise à contre-emploi.

La même ou une autre Brigitte Bauer se multiplie ensuite sur des portraits de toutes sortes, pris à tous les moments de son parcours, fragments de vie(s) qui nous échappent. Brigitte dira seulement de cet assemblage qu’il fut conçu en hommage discret à Roni Horn, une artiste américaine dont l’œuvre interroge la nature changeante de l’art et de l’identité. Sa collègue Emmanuelle, elle, fige le temps qui a passé dans des maisons d’artistes, s’appuyant sur une vision toujours rigoureuse, attentive à la composition de l’image autant qu’à l’esprit des lieux.  

© Emmanuele Blanc. Terroir Cher et Loir

Ramenées d’un voyage à Séoul, des images de Brigitte dans lesquelles la succession des plans (fleurs, arbres, immeubles) brouille le regard inspirent à la photographe une autre série-hommage, en référence cette fois à un livre de Lee Frielander. Les tirages eux aussi sont superposés aux cimaises mais Brigitte nous invite à les soulever pour découvrir ce qu’ils cachent. En face, Emmanuelle a choisi un papier plus rare pour se pencher sur les vignes et les pratiques des vignerons avec des images issues d’un projet hybride, mêlant les arts plastiques et la science du vivant.

Si les séries peuvent paraître, au départ, quelque peu hétéroclites, le visiteur attentif et curieux de ces recherches en parallèle perçoit les similitudes et reconnaît les rapprochements. Ceux-ci se confirment dans la dernière salle, à tel point que les deux photographes ont choisi de ne pas signaler l’auteure des images, également distribuées comme l’a voulu le hasard. On ressort alors « des tiroirs d’enfance la collection de cailloux  » pour « évaluer leur éclat et, d’un coup sec mais précis, les frotter l’un contre l’autre. Une expérience qui, plutôt que d’installer chaque biographie dans son irréductible singularité, dessinera des mondes de l’enfance.  » (Bruno Dubreuil).

Les correspondances éclatent finalement et les deux mémoires se fondent dans un même ensemble grâce à une mise en place et un accrochage tout à fait convaincants. L’exposition requiert, certes, quelques codes, mais on s’attarde volontiers sur des objets et des décors en images (un grenier, une porte entre’ouverte, un début d’escalier) qui nous renvoient aussi à nos propres histoires. Petits miracles de la photographie.

Avec cette exposition, qui mêle le documentaire et l’intime pour une quête en duo des origines et de l’identité, la Galerie Le Lieu nous montre, fidèle à son propos et dans une belle réalisation, un autre aspect de la photographie contemporaine.

(*) Ce que nous sommes. Galerie Le Lieu, Hôtel Gabriel, Enclos du port, à Lorient (Morbihan). Du 28 juin au 29 septembre 2019. Entrée libre. Horaires sur http://www.galerielelieu.com

Blake et Mortimer à la Maison Autrique : Le Dernier Pharaon

© Francois Schuiten
Les Editions Blake et Mortimer

Avec ses multiples échafaudages, ses façades et parements en décomposition, le Palais de Justice de Bruxelles est un peu la figure symbolique de la Belgique actuelle. Le dessinateur bruxellois François Schuiten avoue sa fascination pour l’édifice, tout comme il ne peut s’empêcher de revenir – il n’est pas le seul – vers les aventures de Blake et Mortimer, l’œuvre d’Edgar P. Jacobs qui envoûta son enfance et la nôtre.

La maître Jacobs, selon ses carnets, avait imaginé de situer un Blake et Mortimer à Bruxelles et plus précisément dans le cadre de ce Palais de Justice, non loin de la rue où il vécut dans son enfance. « A l’instar de la pyramide de Khéops », rapporte François Schuiten, « ce monstre de pierre n’a pas révélé tous ses secrets ». Aventure mythique en deux tomes publiée en album en 1954, « Le Mystère de la Grande Pyramide n’avait jamais été complètement éclairci ». Schuiten s’est donc lancé dans la composition d’un volume tout particulier, en marge de la série des Blake et Mortimer : « Le Dernier Pharaon », suggère-t-il, « jettera peut-être une lumière nouvelle sur cette aventure… ». Et d’ajouter : « En lisant cette histoire, vous saurez pourquoi il y a encore des échafaudages au Palais ! ».

Une nouvelle lumière, un autre regard sur l’oeuvre de Jacobs
© Maison Autrique. Rémi Desmots

Dans son travail de revisitation de l’oeuvre jacobsienne, Schuiten a pu compter, on le sait, sur la collaboration de trois compères. Le cinéaste Jaco Van Dormael et le romancier Thomas Gunzig ont élaboré avec lui et peaufiné le scénario de cette histoire. Laurent Durieux, créateur d’affiches pour le cinéma, a mis en couleurs les dessins de Schuiten. Ce dernier est resté largement fidèle à son style en trames et hachures, sans chercher à reproduire la fameuse ligne claire de l’école Hergé-Jacobs. Certains inconditionnels de la série-culte se perdront donc en route, désarçonnés sans doute par ce choix si ce n’est par la noirceur de l’intrigue.

En faisant ce pari d’un regard délibérément différent, ce hors-série tranche ainsi avec tous les épisodes produits par les multiples équipes de repreneurs travaillant plus ou moins en alternance. Pas de comparaison qui tienne ici avec Jacobs ou ses suiveurs plus ou moins habiles mais une transposition des personnages dans une autre époque de leur vie pour une re-création qui se veut sans suite. Nous sommes hors collection, Autour de Blake et Mortimer, comme s’y frotta déjà il y a vingt ans et sous une autre forme André Juillard avec L’aventure immobile.

Nos héros des années ’50 ont donc vieilli (pas vraiment très bien, toutefois) et donnent des signes de fatigue malgré leur abnégation intacte pour sauver la planète. S’inscrivant « quelques (bonnes) années plus tard » que La Grande Pyramide, le récit ne se place pas dans un cadre historique défini mais contient quelques allusions à des crises environnementales et financières encore plus proches de nous. On goûtera aussi un solide avertissement sur notre dépendance actuelle aux technologies de la communication.

Au-delà de ses références archéologiques et du rappel initial à l’épilogue du double album égyptien de Jacobs –le début du Dernier Pharaon est un peu abrupt et sans trop d’explications pour les non-initiés — ce nouvel opus s’apparente largement à la veine fantastique du père fondateur. Les experts ès Blake et Mortimer s’amuseront notamment des clins d’oeil au Piège diabolique. Le souci de cohérence ne doit pas primer dans la lecture ni dans la critique mais le scénario s’accommode de quelques transitions étonnantes ou rapides comme de l’une ou l’autre invraisemblance dépassant même les règles du genre.

Le Dernier Pharaon séduit en définitive réellement et surtout par ses images, ses qualités graphiques et la magnifique palette chromatique du coloriste. Si le dessin de Schuiten peut fort bien se suffire à lui-même, la colorisation scelle vraiment la réussite du projet.

© Maison Autrique. Rémi Desmots

C’est tout cela que permet d’apprécier l’exposition des planches originales du Dernier Pharaon dans le cadre de la Maison Autrique. Cette curiosité du patrimoine architectural bruxellois fut conçue en 1893 dans le style Art nouveau par l’architecte Victor Horta. François Schuiten et son complice pour la série des Cités Obscures Benoît Peeters ont jadis initié la reconstitution de l’immeuble selon des procédés s’apparentant à l’archéologie. L’exposition est l’occasion d’admirer ou de redécouvrir l’oeuvre de jeunesse de Horta dans l’esprit qui animait l’architecte une dizaine d’années tout au plus après l’inauguration du Palais de Justice de Bruxelles.

Quant au monstre de pierre, aujourd’hui lui aussi en voie de restauration (*), son architecte Joseph Poelaert aurait envisagé de le surmonter d’une pyramide en lieu et place du dôme actuel. Le Dernier Pharaon exauce sur le tard ce souhait et nous rappelle que les Cités Obscures, dans laquelle Schuiten et Peeters publièrent un Brüsel, font aussi la part belle aux principes de la construction pharaonique. Mais si Bruxelles, avec les extraordinaires phénomènes qui s’y produisent, est non seulement en toile de fond mais au centre du Dernier Pharaon, ses auteurs n’ont pas confié le moindre rôle à l’infâme Colonel Olrik, ennemi traditionnel de Blake et Mortimer.

La Maison Autrique dans son ambiance préservée d’origine se devait d’accueillir ce Dernier Pharaon, joli coup éditorial au demeurant mais oeuvre originale dans tous les sens du terme. Gageons que son quatuor d’auteurs échappera à la malédiction.

Par Horus demeure!

(*) Comptons malgré tout, ici encore, quelques (bonnes ?) années

Le Dernier Pharaon. Exposition à la Maison Autrique. 266 Chaussée de Haecht, 1030 Bruxelles. Jusqu’au 19 janvier 2020. Du mercredi au dimanche, de 12:00 à 18:00

Le Dernier Pharaon. Une aventure de Blake et Mortimer. Schuiten/Van Dormael/Gunzig/Durieux. Editions Dargaud/Blake et Mortimer. En format classique (17,95 €) et en demi-format (29,95 €).