Un an sur Instagram avec Jean-Marie Périer et Patti Smith

Je n’ai toujours pas créé mon compte Instagram. Ce choix peut surprendre dans le chef d’un photographe amateur se voulant un tout petit peu « averti » et ouvert aux échanges avec celles et ceux qui partagent sa passion. Pourquoi se priver de l’application la plus prisée des photographes et ne pas faire partie d’une communauté qui compterait deux milliards d’utilisateurs par mois dans le monde? (*).

Sans répéter ou discuter les critiques bien connues à l’égard d’Instagram, j’invoquerai simplement mon souci de maintenir une certaine réserve à l’égard des réseaux dit sociaux, un désir de garder mes distances à l’égard des messageries tendant à l’exhibitionnisme comme au formatage du regard.

C’est pourtant ce service de partage de photos qui a donné naissance à deux livres récents m’incitant à nuancer mon propos et à trouver des mérites à l’application quand elle est utilisée d’une certaine façon. Ces livres sont signés par deux utilisateurs d’un âge déjà avancé et qui n’ont pas attendu Instagram pour diffuser leurs images. S’ils doivent probablement à leur notoriété d’avoir fait paraître un ouvrage puisant sa matière dans leur compte, ils ont aussi en commun d’associer l’écrit à l’image.

                                             

© Calmann-Lévy

Le doyen de ces deux utilisateurs, Jean-Marie Périer, s’est fait connaître dans les années 1960 en photographiant pour le mensuel Salut les Copains les chanteuses et chanteurs de l’époque, celles et ceux qu’on désignait comme la vague yé-yé. Il s’est plus tard tourné vers le cinéma et a vécu plusieurs vies en visitant de nombreux pays.

Jean-Marie Périer n’a jamais cherché à être « reconnu » comme photographe. Ce n’est que tout à la fin du 20è siècle qu’il sera invité par les Rencontres d’Arles et qu’il publiera un premier livre de ses photographies. C’est grâce à Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, que ses images autrefois destinées à s’afficher sur les murs des jeunes adolescents firent l’objet d’une exposition suscitant un doux parfum de nostalgie. 

Ces photos des années ’60, celles de ces idoles dont certains sont restés ses amis, Jean-Marie Périer les faisait dans une complicité joyeuse. Tout le contraire, dit-il, des séances d’aujourd’hui dans lesquelles les prises de vues sont contrôlées en fonction de l’image du modèle, alors que les modèles de JMP… ignoraient même qu’ils avaient une image.

Sur Instagram comme dans « Déjà hier » (**), Jean-Marie Périer délivre en quelques paragraphes souvent joliment troussés une petite histoire ou une anecdote. Il esquisse un portrait, évoque un souvenir, convie ses humeurs. Il partage sous une image une réflexion qui s’y rapporte …ou n’a rien à voir. On ne retrouve pas seulement Johnny et Sylvie, Jacques Dutronc et Françoise Hardy, mais aussi les Beatles ou les Rolling Stones au sommet de leur gloire et pourtant toujours disponibles pour lui.

JMP replonge aussi dans son enfance, rend hommage à ses parents, raconte son père, le vrai, l’acteur et homme de théâtre François Périer, qui remplit pleinement son rôle. On cherchera en vain dans ce livre mention du père biologique, Henri Salvador, autre chanteur talentueux s’il en est, mais on croisera Françoise Sagan et Patrick Modiano, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Brigitte Bardot et Federico Fellini.

Jean-Marie Périer © Calmann-Lévy

Ces chroniques sont empreintes de la grâce avec laquelle JMP a traversé les années et les décennies avant de finir aujourd’hui sa vie dans l’Aveyron avec sa chienne et ses deux ânesses. Tout est dit sans mièvrerie ni vulgarité, avec une pudeur et une gentillesse qui caractérisent l’homme. Son regard amusé et son élégance ne connaissent pas les rides. Cela doit tenir au fait que Jean-Marie Périer n’aura jamais été, de son propre aveu, qu’un amateur dans toutes les pratiques auxquelles il a touché, sans jamais être obsédé par la réussite.

Effleurer ainsi les choses ne mène peut-être pas à l’excellence mais cela aura fait une belle vie à un photographe devenu auteur (car c’en est un), qui revisite ses archives et nous parle de ce qui l’a touché jusqu’à aujourd’hui. En s’avouant conscient que ne resteront sans doute de son travail que quatre ou cinq photos peut-être, Jean-Marie Périer n’a pas tort d’ajouter, que « pour un photographe, c’est déjà beaucoup ».

La deuxième utilisatrice d’Instagram, Patti Smith, chanteuse américaine souvent présentée comme la papesse du mouvement punk, est bien plus que cela. Poète, écrivaine et photographe, elle a publié plusieurs livres, dont « Just Kids », le récit salué par la critique de sa relation avec le photographe Robert Mapplethorpe dont elle fut la muse dans le New York de la fin des années 1960, avant qu’il se fasse un nom dans le milieu. Ce livre, fruit du serment d’écrire leur histoire qu’elle fit à Mapplethorpe sur son lit de mort, lui valut en 2010 le US National Book Award.

© Bloomsbury Publishing

En 2018, Patti Smith entreprit de poster ses images commentées sur un compte Instagram. Disponible en anglais mais en attente de traduction à l’heure où j’écris, “A Book Of Days”(***) rassemble, à raison d’un partage pour chaque jour de l’année, des photos vintage ou des Polaroids puisés dans les archives de Patti Smith, entremêlés aux photos récentes prises avec son téléphone portable.

Dans l’introduction, la chanteuse-écrivaine explique qu’elle a ouvert son compte à l’incitation de sa fille, laquelle avait vu juste en pensant que l’application conviendrait parfaitement à sa mère qui écrit et fait des images au quotidien. Le compte permettait de se distinguer des faussaires se réclamant de Patti sur les réseaux. Il est devenu un carnet de notes, une collection de petites offrandes, nées en grande partie pendant la pandémie. Instagram, explique Patti Smith, est un outil pour partager ses découvertes, les anciennes comme les nouvelles.

Si la couverture du livre la présente avec son vieil appareil Polaroid 250, elle apprécie aujourd’hui la flexibilité du smartphone. Son esthétique personnelle est restée la même, qui garantit la cohérence de l’ouvrage entre images du passé et photos des dernières années. Car Patti Smith, née à Chicago en 1946, rock-star depuis l’album Horses (1975) suivi en 1978 du fameux hymne Because the Night, co-écrit avec Bruce Springsteen, n’a pas vraiment changé. Elle parcourt toujours le monde en chantant People Have The Power (1988). La prose a pris le pas sur la poésie mais Patti reste une artiste au travail, s’appliquant à elle-même son conseil aux écrivains en herbe : « L’esprit est un muscle, il faut l’entretenir, comme un athlète doit s’entretenir pour développer ses capacités » (Interview-rencontre avec la FNAC, 2017).

Cairo © Patti Smith, Bloomsbury Publishing

En quelques lignes seulement, Patti Smith parle donc de ce qui la touche, plonge dans ses souvenirs ou partage son penchant pour les poètes, français et autres. A New York ou ailleurs, elle transcrit ses fidélités et ses émotions. Ce livre des jours est une immersion dans son univers. On y trouve des photos de Cairo, son chat abyssin, de son café du matin, de ses lectures, ou encore de ses vieilles bottes ou de ses objets familiers. Comme Jean-Marie Périer, elle évoque ses amis et ses proches, souvent disparus bien trop tôt car la dame a traversé des épreuves et perdu des êtres chers, qui reviennent dans ses chroniques.

Au fil des jours et des pages surgissent aussi les photos prises lors des tournées, dans une chambre d’hôtel ou sur un quai de gare, comme à Bruxelles. Patti choisit régulièrement la date-anniversaire de ses héros et de ses héroïnes pour dire en quelques mots toute la place qu’ils ou elles occupent dans sa vie et son coeur. Elle rend compte de ses visites, nombreuses, sur les tombes de ses écrivains favoris — Arthur Rimbaud, William Blake, Albert Camus, Sylvia Plath. Car la dévotion, titre d’un de ses livres (Devotion) est un trait essentiel de sa personnalité et sous-tend son œuvre littéraire autant qu’elle nourrit ses heures. Jean-Marie Périer, lui, confesse une propension à admirer qu’il oppose au dénigrement et au sarcasme complaisamment répandus sur internet.

Chez Jean-Marie Périer comme chez Patti Smith, l’usage d’Instagram est honnête et convaincant. Le Français marqué par la culture et le mode de vie américain comme l’Américaine amoureuse de la France et de Paris sont deux êtres attachants, pour qui la pudeur et la gentillesse sont une manière de vivre et un moyen de communiquer.

En révélant sobrement mais avec des mots justes ce qui les pousse et continue de les inspirer, Jean-Marie Périer comme Patti Smith nous donnent à comprendre qui ils sont en saluant celles et ceux qui les ont inspirés. L’un comme l’autre utilise Instagram pour dire du bien des autres et non pas de lui ou d’elle-même. C’est ce qui les rapproche et me les rend proches. Et je me prends à penser que ces deux-là ne sont jamais autant eux-mêmes qu’en parlant des autres.

Du bon usage d’Instagram en somme.

(*)       Selon des chiffres parus dans la presse en octobre 2022.

(**)      Déjà hier. Une année sur Instagram. Jean-Marie Périer. Préface de Patrick Modiano. Calmann-Lévy, 2021, 19€.

(***)    A Book Of Days. Patti Smith. Bloomsbury, 2022, 26,50 €.

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Blake et Mortimer à la Maison Autrique : Le Dernier Pharaon

© Francois Schuiten
Les Editions Blake et Mortimer

Avec ses multiples échafaudages, ses façades et parements en décomposition, le Palais de Justice de Bruxelles est un peu la figure symbolique de la Belgique actuelle. Le dessinateur bruxellois François Schuiten avoue sa fascination pour l’édifice, tout comme il ne peut s’empêcher de revenir – il n’est pas le seul – vers les aventures de Blake et Mortimer, l’œuvre d’Edgar P. Jacobs qui envoûta son enfance et la nôtre.

La maître Jacobs, selon ses carnets, avait imaginé de situer un Blake et Mortimer à Bruxelles et plus précisément dans le cadre de ce Palais de Justice, non loin de la rue où il vécut dans son enfance. « A l’instar de la pyramide de Khéops », rapporte François Schuiten, « ce monstre de pierre n’a pas révélé tous ses secrets ». Aventure mythique en deux tomes publiée en album en 1954, « Le Mystère de la Grande Pyramide n’avait jamais été complètement éclairci ». Schuiten s’est donc lancé dans la composition d’un volume tout particulier, en marge de la série des Blake et Mortimer : « Le Dernier Pharaon », suggère-t-il, « jettera peut-être une lumière nouvelle sur cette aventure… ». Et d’ajouter : « En lisant cette histoire, vous saurez pourquoi il y a encore des échafaudages au Palais ! ».

Une nouvelle lumière, un autre regard sur l’oeuvre de Jacobs
© Maison Autrique. Rémi Desmots

Dans son travail de revisitation de l’oeuvre jacobsienne, Schuiten a pu compter, on le sait, sur la collaboration de trois compères. Le cinéaste Jaco Van Dormael et le romancier Thomas Gunzig ont élaboré avec lui et peaufiné le scénario de cette histoire. Laurent Durieux, créateur d’affiches pour le cinéma, a mis en couleurs les dessins de Schuiten. Ce dernier est resté largement fidèle à son style en trames et hachures, sans chercher à reproduire la fameuse ligne claire de l’école Hergé-Jacobs. Certains inconditionnels de la série-culte se perdront donc en route, désarçonnés sans doute par ce choix si ce n’est par la noirceur de l’intrigue.

En faisant ce pari d’un regard délibérément différent, ce hors-série tranche ainsi avec tous les épisodes produits par les multiples équipes de repreneurs travaillant plus ou moins en alternance. Pas de comparaison qui tienne ici avec Jacobs ou ses suiveurs plus ou moins habiles mais une transposition des personnages dans une autre époque de leur vie pour une re-création qui se veut sans suite. Nous sommes hors collection, Autour de Blake et Mortimer, comme s’y frotta déjà il y a vingt ans et sous une autre forme André Juillard avec L’aventure immobile.

Nos héros des années ’50 ont donc vieilli (pas vraiment très bien, toutefois) et donnent des signes de fatigue malgré leur abnégation intacte pour sauver la planète. S’inscrivant « quelques (bonnes) années plus tard » que La Grande Pyramide, le récit ne se place pas dans un cadre historique défini mais contient quelques allusions à des crises environnementales et financières encore plus proches de nous. On goûtera aussi un solide avertissement sur notre dépendance actuelle aux technologies de la communication.

Au-delà de ses références archéologiques et du rappel initial à l’épilogue du double album égyptien de Jacobs –le début du Dernier Pharaon est un peu abrupt et sans trop d’explications pour les non-initiés — ce nouvel opus s’apparente largement à la veine fantastique du père fondateur. Les experts ès Blake et Mortimer s’amuseront notamment des clins d’oeil au Piège diabolique. Le souci de cohérence ne doit pas primer dans la lecture ni dans la critique mais le scénario s’accommode de quelques transitions étonnantes ou rapides comme de l’une ou l’autre invraisemblance dépassant même les règles du genre.

Le Dernier Pharaon séduit en définitive réellement et surtout par ses images, ses qualités graphiques et la magnifique palette chromatique du coloriste. Si le dessin de Schuiten peut fort bien se suffire à lui-même, la colorisation scelle vraiment la réussite du projet.

© Maison Autrique. Rémi Desmots

C’est tout cela que permet d’apprécier l’exposition des planches originales du Dernier Pharaon dans le cadre de la Maison Autrique. Cette curiosité du patrimoine architectural bruxellois fut conçue en 1893 dans le style Art nouveau par l’architecte Victor Horta. François Schuiten et son complice pour la série des Cités Obscures Benoît Peeters ont jadis initié la reconstitution de l’immeuble selon des procédés s’apparentant à l’archéologie. L’exposition est l’occasion d’admirer ou de redécouvrir l’oeuvre de jeunesse de Horta dans l’esprit qui animait l’architecte une dizaine d’années tout au plus après l’inauguration du Palais de Justice de Bruxelles.

Quant au monstre de pierre, aujourd’hui lui aussi en voie de restauration (*), son architecte Joseph Poelaert aurait envisagé de le surmonter d’une pyramide en lieu et place du dôme actuel. Le Dernier Pharaon exauce sur le tard ce souhait et nous rappelle que les Cités Obscures, dans laquelle Schuiten et Peeters publièrent un Brüsel, font aussi la part belle aux principes de la construction pharaonique. Mais si Bruxelles, avec les extraordinaires phénomènes qui s’y produisent, est non seulement en toile de fond mais au centre du Dernier Pharaon, ses auteurs n’ont pas confié le moindre rôle à l’infâme Colonel Olrik, ennemi traditionnel de Blake et Mortimer.

La Maison Autrique dans son ambiance préservée d’origine se devait d’accueillir ce Dernier Pharaon, joli coup éditorial au demeurant mais oeuvre originale dans tous les sens du terme. Gageons que son quatuor d’auteurs échappera à la malédiction.

Par Horus demeure!

(*) Comptons malgré tout, ici encore, quelques (bonnes ?) années

Le Dernier Pharaon. Exposition à la Maison Autrique. 266 Chaussée de Haecht, 1030 Bruxelles. Jusqu’au 19 janvier 2020. Du mercredi au dimanche, de 12:00 à 18:00

Le Dernier Pharaon. Une aventure de Blake et Mortimer. Schuiten/Van Dormael/Gunzig/Durieux. Editions Dargaud/Blake et Mortimer. En format classique (17,95 €) et en demi-format (29,95 €).

Hugo Pratt en balade chez Folon sur les chemins du rêve

Fulvio Roiter (1926-2016) est un photographe italien malheureusement un peu oublié depuis quelque temps. Celui qui fut un pionnier, du moins dans son pays, du livre photo et qui connut le succès avec Vivre Venise (1978) eut aussi la bonne idée d’accueillir un jour chez lui à Venise deux grands maîtres de l’aquarelle, le Belge Jean-Michel Folon et l’Italien Hugo Pratt. †

La Fondation Folon, qui présenta l’an dernier près de Bruxelles les photographies de son fondateur, artiste aux multiples techniques, nous invite à présent pour un parcours enchanteur dans les images du Maestro de la bande dessinée. Le père de Corto Maltese, lui aussi très prolifique, était un auteur à part entière et un véritable metteur en scène d’un univers en images.

Affiche Hugo Pratt. © Cong S.A.-Suisse

Le thème du rêve et la constante interférence de séquences oniriques dans la progression du récit sous-tendent toute la production d’Hugo Pratt. Ce leitmotiv, qui n’avait jamais jusqu’ici servi pour un livre ou une exposition, est l’une des clés majeures de son oeuvre. Grand maître du « renversement », Pratt s’entend à brouiller les cartes pour emmener son lecteur-spectateur-voyageur au-delà du monde tangible, suggérant des interprétations et poussant toujours plus loin la recherche d’une vérité intérieure avec la beauté comme récompense. Puisant dans ses multiples cultures de référence, le magicien italien utilise le rêve comme technique de narration. Ses personnages tombent et basculent à l’envi dans un autre monde, là où les corbeaux parlent et où la lune est double.

Pratt, ainsi qu’il l’a maintes fois raconté, s’est abreuvé aux anciennes légendes comme aux lieux qui ont jalonné son existence — de l’Ethiopie à Venise, de l’Amérique de Sud à la Suisse. Il s’est nourri aussi et très abondamment de littérature – souvent anglo-saxonne, depuis cette Ile au trésor de Stevenson que lui laissa son père et qui fut l’élément déclencheur de sa quête. L’homme vivait parmi 17000 livres, comme nous le rapporte Patrizia Zanotti, sa coloriste aujourd’hui dépositaire de l’oeuvre et co-commissaire de l’exposition chez Folon. Et quand on vit parmi 17000 livres, comme le disait Pratt lui-même, on n’est pas seul. « Dans la littérature, » ajoutait-il par ailleurs, « ce qui me touche le plus, c’est la poésie, parce qu’elle est synthétique et qu’elle procède par images. Lorsque je lis, ces images, je les vois, je les sens épidermiquement. » (*)

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Corto Maltese – Les Celtiques, couverture, aquarelle, 1979. ©Cong S.A.-Suisse.

Tous les récits d’Hugo Pratt ouvrent des portes et transportent leur lecteur comme leurs personnages dans un autre espace-temps. Pratt s’amuse, non pas à confronter car la confrontation n’est pas son mode de fonctionnement mais à mettre en présence les mentalités, à voyager et à nous faire voyager entre les mondes. « En somme, je me balade avec des images », disait-il en évoquant son Songe d’un matin d’hiver, une histoire de Corto en clin d’oeil à Shakespeare.

Attardons nous, puisque ce blog aime la Bretagne, sur ce récit renvoyant à la mythologie celtique dans lequel Pratt transpose la Première Guerre mondiale en conflit entre divinités celtiques et germaniques. L’histoire et la légende se mêlent et la chronologie est bousculée par le jeu des forces divines celtiques dans les songes de Corto. On croise l’enchanteur Merlin, la fée Morgane, le roi des fées Obéron et le lutin Puck. Et si le héros de l’histoire, au réveil, ne se souvient de rien, le corbeau reste à ses côtés pour marquer, comme l’indique le livre-catalogue de l’exposition, la permanence du mythe. Dans Burlesque entre Zuydcoote et Bray-Dunes, autre histoire du cycle des Celtiques, l’ambiguïté des personnages nous plonge pleinement dans l’illusion. La mise en scène de Pratt est digne de ce théâtre d’ombres qui ouvre somptueusement le récit.

Contrairement à beaucoup d’autres, qui racontent des mensonges en essayant de les faire passer pour des vérités, je raconte la vérité comme si c’était un mensonge.

— Hugo Pratt

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Corto Maltese – New Ireland – J’avais un rendez-vous, 1994 © Cong S.A. – Suisse

Au fil des trois sections de l’exposition – nature, temps, personnages, un choix d’aquarelles et de planches originales tirées des bandes dessinées nous fait pénétrer dans les splendeurs de l’oeuvre. Comme chez Folon dans l’exposition permanente, on pense souvent, en suivant la piste et la scénographie judicieuse, à d’autres artistes de l’image (Magritte, par exemple) ou des mots (Haruki Murakami et ses chats). Il n’y a pas de raison de s’en étonner: Corto Maltese, comme son père et comme l’était Folon, est un homme de rencontres. Incarnation de l’esprit d’indépendance et de la liberté, évoluant et rajeunissant même au fil des albums sous le trait de plus en plus dépouillé du dessinateur, le plus célèbre marin de la bande dessinée peut encore aujourd’hui se renouveler et vivre d’autres vies, à la différence de Tintin. Un nouvel album de Corto, le troisième depuis la reprise par d’autres auteurs, est en préparation.

La richesse et la profondeur des oeuvres de Pratt et de Folon sont telles qu’il y a bien des manières d’y entrer pour se laisser porter par le rêve et la poésie. Les deux artistes peuvent compter aujourd’hui sur la sensibilité et l’enthousiasme de leurs gestionnaires pour transmettre et faire découvrir leur héritage. La rencontre de leurs univers nous a paru comme une évidence et leur voisinage facilite mentalement l’immersion. Le voyage à La Hulpe vous enrichira.

Hugo Pratt. Les chemins du rêve. Du 25 mai au 24 novembre 2019. A la Fondation Folon. Drève de la Ramée 6A, 1310 La Hulpe, Belgique

Le livre-catalogue sera disponible en prévente à la Fondation Folon jusqu’en septembre 2019. 28 €

(*) Hugo Pratt, Conversation avec Eddy Devolder, Editions Tandem, 1989

Devant et derrière l’objectif : Folon et ses photos graphiques

Jean-Michel Folon est surtout connu en tant qu’illustrateur, affichiste, aquarelliste et sculpteur. Cet artiste belge (1934-2005) fut reconnu aux Etats-Unis par le biais de ses couvertures de magazines (Esquire, The New Yorker) avant de bénéficier d’une plus large notoriété – notamment en France et au Japon. Il n’avait pas pour ambition, selon ses propres dires, de figurer dans une histoire de l’art et laissait chacun libre de le comprendre comme il veut.

C’est par la photographie et les « Folon Photos Graphiques » (*) que la Fondation Folon, installée à La Hulpe non loin de Bruxelles au cœur du merveilleux Parc Solvay, nous fait actuellement mieux connaître l’univers d’un homme aux multiples formes d’expression. Une sélection d’images en noir et blanc nous révèle comment Folon utilisait le 8è art pour nourrir son œuvre. Des flèches qui ne mènent nulle part, des objets de la vie quotidienne détournés de leur fonction première, des routes qui s’envolent. Les villes modernes telles que perçues par Folon sont source d’aliénation et le langage des signes traduit la confusion de l’homme moyen, ce personnage souvent seul devant son époque et son environnement. La réalité pour Folon débouche sur l’imaginaire et l’absurde se conjugue avec la poésie. Nous ne sommes pas loin de Jacques Tati parfois.

Masque. ©Fondation Folon

Cette exposition temporaire nous montre aussi Folon au travail dans ses différentes pratiques artistiques ou dans une entente complice avec une palette de célébrités de l’époque (Simenon, Toots Thielemans, Woody Allen, entre autres). Folon croise de grands photographes (Cartier-Bresson, Sieff, Lartigue) qui le fixent sur leur pellicule. Il saisit lui-même ses pairs, derrière un masque (Pierre Alechinsky), à visage découvert (Milton Glaser, David Hockney, César) ou dans leur milieu de travail (Fellini). Il photographie au vol des acteurs (Yves Montand) et donne la réplique aux actrices (Marlène Jobert). L’un ou l’autre film documentaire éclaire sa personnalité.

Folon regardait le monde et la vie en poète (ses photos de New York sous la neige) comme en documentariste (les pyramides et les panneaux en Egypte). Si les images issues des archives de la Fondation se suffisent à elles-mêmes, elles fonctionnent d’évidence comme un carnet de croquis et d’esquisses pour les autres techniques. Comme telles, elles témoignent de la cohérence d’une œuvre dont la portée et la thématique sont universelles, ce qui devrait garantir sa longévité.

La Fondation imaginée par l’artiste et mise sur pied de son vivant perpétue et fait vibrer aujourd’hui cette œuvre aux multiples facettes, aisément accessible pour tous et pour tous les âges. Jean-Michel Folon nous fait rêver mais nous emmène plus loin que sa séduction immédiate : « Si Folon accorde tellement d’importance au regard, c’est parce qu’il sait (…) que c’est d’abord à travers ce sens qu’il faut interpeller les gens pour les faire s’arrêter, regarder et entrer dans l’image si l’on veut les toucher et les inciter à réfléchir. »

(*) Exposition jusqu’au 25 novembre 2018 à la Fondation Folon, drève de la Ramée 6A, La Hulpe. http://www.fondationfolon.be