La quête du photographe de rue, d’abord un état d’esprit

©Editions Pyramyd

L’intérêt pour la photographie de rue (« street photography ») ne faiblit pas, même si ce terrain est aujourd’hui miné. Le photographe de rue, sauf s’il choisit de déambuler dans une ville morte (notez que c’est souvent le cas actuellement), se trouve confronté aux aléas de la prise de vues dans l’espace public. La notion du comportement acceptable chez un preneur d’images varie d’un pays à l’autre.

Matt Stuart, photographe de rue britannique né en 1974, a toujours aimé observer les gens. Il partage dans un livre édité par les Editions Pyramyd (*) ses meilleures rencontres et les fruits de ce qui est d’abord chez lui une attitude devant la vie.

En faisant abstraction de toute digression sur la technique, Stuart explique l’état d’esprit à adopter pour se mettre en quête de bonnes photos, repérer les associations insolites et les juxtapositions amusantes, les situations cocasses ou inattendues. La photo de rue, telle qu’il la conçoit et la pratique, ne doit pas être régie par des règles. Son livre n’est donc pas un code de conduite. Pour développer son propre langage visuel, nul besion, selon Stuart, de suivre des lois dans nos déambulations comme ne photographier qu’au 35 mm, s’interdire les longues focales et le flash, etc. Un principe cependant : ne pas se déplacer trop vite (cela attire immanquablement l’attention) mais surtout penser vite.

Stuart invite aussi à mettre en oeuvre ce qu’il appelle son « principe des 3 P: pêcher, poursuivre, plonger ». La recette consiste à trouver le bon endroit et le bon arrière-plan et d’attendre le passage du poisson pour le « filer » un moment et déclencher sans attendre dès que quelque chose évoque notre curiosité. Savoir observer, être discret, les sens en éveil: d’autres sont passés par là, naturellement et Stuart ne cache pas sa dévotion à son héros Cartier-Bresson. A ce propos lui-même utilise le système Leica M et son style a le don de mêler composition et « instant décisif », même s’il n’aime pas l’idée d’un moment unique qui seul mériterait la photo. Il a d’évidence, comme on le verra ci-dessous, un don bien à lui pour repérer et fixer (mais la chance est une récompense) les scènes insolites, surtout dans ce centre de Londres qu’il arpente depuis longtemps.

New Bond Street, Londres, 2006 (4è de couverture du livre) © Matt Stuart. Editions Pyramyd

Stuart admet que « l’éthique pourrait se révéler le seul écueil » du genre: s’il ne s’interdit pas de photographier un sans-abri (visage dissimulé cependant), il convient qu’il faut veiller à éviter les moqueries, la condescendance et la malveillance. Si votre photo dessert le sujet, passez donc simplement votre chemin. Et prenez conscience que cette mentalité du photographe de rue trouve aussi à s’employer ailleurs. Elle s’avère ainsi bien utile dans des environnements différents comme la vie de famille pour capter des moments spontanés, l’esprit et le regard toujours aux aguets.

Le livre s’ouvre sur une recommandation à se renseigner sur les dispositions du droit à l’image dans laquelle se trouve le lecteur qui voudrait mettre en pratique les techniques de Matt Stuart. On se souviendra qu’en France, exception faite pour les événements d’actualité telles que les manifestations, toute photographie d’une personne identifiable ne peut être diffusée sans son autorisation. La street photography doit être et rester un plaisir.

Un petit ouvrage sympathique, à lire comme une ode à l’acte de photographier, en soi plus enrichissant pour Stuart que la photo elle-même. Il n’empêche que ses images, sur son site comme dans son livre, méritent le coup d’oeil et le bon.

(*) Penser comme un photographe de rue. Matt Stuart. Traduction Véronique Valentin. Editions Pyramyd. Broché, 128 pages, 18,50€. Sortie prévue début mars 2021.

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Portrait en lumière naturelle : les bonnes recettes de Scott Kelby

© Editions Eyrolles

L’art du portrait en photographie s’apparente généralement à la maîtrise de sources lumineuses que le photographe se doit de positionner judicieusement par rapport au sujet. Le portrait s’inscrit donc logiquement dans la manière des professionnels du studio, même si des amateurs s’y attachent volontiers en fonction de leurs possibilités matérielles et financières. La photo de portrait à la lumière du jour, par contre, n’exige ni investissements lourds ni manipulation d’accessoires compliqués et son champ d’action est naturellement vaste. C’est le sujet du dernier livre de Scott Kelby, que publient les Editions Eyrolles (*) dans une adaptation française fidèle au style particulier qui est la marque de ce photographe, formateur et auteur à succès.

L’auteur aborde en premier lieu les objectifs à privilégier pour le portrait et les réglages de prise de vue — ce sont les bases et on ne peut sans passer. Il entre ensuite dans le partage de ses conseils et astuces pour dompter et tirer le meilleur profit de la lumière naturelle. On passe des portraits à l’intérieur aux abords d’une fenêtre (le positionnement du modèle et du photographe, savoir se décaler) à la prise de vue en extérieur, avec ou sans diffuseur ou réflecteur. Comment positionner ces accessoires, gérer l’ombre et le soleil, photographier par temps couvert.

La formule utilisée par Kelby dans cet ouvrage: une ou deux photo(s) — elles sont bien entendu de qualité — et généralement deux paragraphes par idée. Succinct mais efficace. Comment, par exemple, créer le très prisé « effet Rembrandt », ce triangle inversé de lumière sur le visage qui ne vaut pas que pour le portrait en studio? Kelby nous dit aussi comment éclairer les contours d’un visage, maîtriser les tâches de lumière, obtenir une lumière douce ou encore un effet de flare (ces reflets parasites) sans ou avec Lightroom et Photoshop. Il aborde les ficelles de la composition et du cadrage appliquées au portrait, la relation avec le modèle et distille ses astuces afin de mettre le modèle, homme ou femme, en valeur. Vêtements à porter, direction du regard, quête de l’expressivité ou de l’inexpressivité (c’est le moment de faire une pose), affinage de la taille ou du visage.

Les recettes s’égrènent — il y a près de 150 rubriques — sans jamais lasser car le propos est à chaque fois simple et direct. A l’américaine, en somme. Un ouvrage pas forcément complet — ne vous attendez pas à trouver ici les petits « trucs » habituels recommandés pour les photos d’enfants — mais toujours agréable à parcourir.

Portrait de Scott Kelby en lumière naturelle
© scottkelby.com

A moins d’être véritablement débutant et à l’exception des deux premiers, il n’est pas nécessaire de lire cet ouvrage dans l’ordre de ses chapitres. Manquent peut-être quelques réflexions ou conclusions mais Kelby, auteur prolifique et très largement traduit, ne s’embarrasse pas de théorie. Il a livré par ailleurs d’innombrables contributions à la formation ainsi qu’ « aux idéaux de la photographie professionnelle » selon les termes de sa reconnaissance par l’American Society of Photographers. Regardez et écoutez (en anglais) notre formateur partager ici trois petits tuyaux pour un shooting de portrait en extérieur et faites plus ample connaissance sur son blog avec ses activités, son matériel et son portfolio. D’autres ouvrages de Scott ont été publiés chez Eyrolles.

En ces temps de contraintes et de tristes lumières, Kelby donne bougrement l’envie de passer ou repasser à l’acte de photographier ses proches et de revenir au naturel. Sachant que si le cadre dans lequel il est placé participera à la réussite du portrait et qu’aucune recette ne constitue en soi la panacée, ce livre éclairera joyeusement votre pratique. Un petit avertissement à ce propos: notre ami Scott est … un petit rigolo: chaque chapitre est précédé d’une courte introduction dans laquelle l’auteur laisse cours à une fantaisie tellement débridée qu’elle n’a rien ou vraiment pas grand chose à voir avec le contenu du chapitre proprement dit. On s’en amuse ou on s’en passe. Mais qui a dit qu’un manuel pratique devait être ennuyeux?

(*) La photo de portrait en lumière naturelle. Scott Kelby. Adapté de l’anglais par Gilles Théophile. Editions Eyrolles. 195 pages, broché, 22 €.

Le sensible travelogue américain de Jean-Luc Bertini

En 2008, un photographe français s’apprête à parcourir le Nord-Est des Etats-Unis pour y prendre des images sans intention précise. Frappé à ce moment par le décès de sa mère, il décide de maintenir son voyage et de vivre sa peine au volant d’une voiture de location. Jean-Luc Bertini répétera cette formule de périple américain pendant dix ans, en variant les zones géographiques qu’il traverse en témoin, simplement de passage. Un projet prend ainsi forme, constitué sur le long cours et par à-coups à côté d’un travail régulier pour la presse. Il prend tout son sens dans un ouvrage délicatement assemblé et paru aux Editions Actes Sud (*).

© Editions Actes Sud

Ce carnet de voyage(s) aux relents mélancoliques évoque forcément par son thème l’un ou l’autre glorieux prédécesseur dans l’histoire de la photographie: on songe évidemment à Robert Frank (The Americans) mais aussi, comme le note en texte d’accompagnement Gilles Mora, aux approches de Stephen Shore, de Walker Evans et de Joël Meyerowitz. La subjectivité de Jean-Luc Bertini transparaît cependant. Son ressenti personnel dans ce « road trip » le distingue par ailleurs des visions critiques dont nous fûmes récemment les spectateurs inquiets et même effarés devant les reportages sur l’Amérique de Trump. Car le regard du photographe devant les paysages comme devant les grandes et petites villes du pays est d’une autre portée et se conjugue avec une attention jamais moqueuse pour ses habitants.

En fin connaisseur de la littérature américaine et de ses écrivains contemporains qu’il a su si bien saluer par l’image dans un autre ouvrage (**), Bertini saisit comme eux l’importance du décor et le rapport qu’entretiennent les humains avec le cadre de leur existence. Sur la plage de Coney Island, dans les rues désertes d’une cité bétonnée, sur des parkings ou dans ces caravanes échouées au milieu de nulle part, des vies s’écoulent dans une atmosphère souvent triste. Le sentiment de solitude apparaît sous des facettes multiples — espaces, personnes isolées ou groupe de gens sans interactions. On se doute que l’état d’esprit du photographe lui fait percevoir l’isolement des humains qu’il observe avec une acuité particulière.

Calexico, Californie, 2015 © Jean-Luc Bertini

On se laisse porter par ce « travelogue » dans lequel les images de stations-service, de grandes surfaces ou de villes de banlieue voisinent sans heurt avec celles d’un homme seul attablé à côté d’un sac-poubelle ou derrière un gobelet de bière en plastique tout comme devant des scènes d’extérieur montrant des gens assoupis ou (rarement) complices. Une photographie dans laquelle un panneau « pro-life » est implanté dans le fond d’une plaine vallonnée du Wyoming s’insère entre l’image d’une baigneuse et de son chien sur la côte du Pacifique et celle des membres d’une communauté Amish faisant trempette sur une plage du Maine. Bertini s’inscrit bien dans une veine humaniste mais garde la distance adéquate avec le sujet.

Amish, Lincolnville, Maine, 2008 © Jean-Luc Bertini

Cette « odyssée du chagrin » (Robert Ford) donne au projet sa cohérence, renforcée par l’usage constant du moyen format et de la couleur. Le choix opéré pour la succession des images (heureusement jamais étalées sur deux pages) évite la monotonie dans un livre superbement imprimé. La discrétion des légendes est judicieuse dans une maquette élégante.

La ballade fait aussi découvrir trois jeunes véliplanchistes progressant côte à côte et perdus au milieu du fleuve Colorado à Austin, des cow-boys saisis de dos et appuyés sur le bord d’un enclos dans le Montana (clin d’oeil ou non à Robert Frank) ou deux jeunes gens de couleur sirotant leur boisson debout au milieu d’une dalle déserte en Floride. Le point de vue change encore avec une belle contre-plongée sur des bancs et des taxis de même forme et de même couleur dans Manhattan. Des angles assurément différents devant une Amérique multiple mais une même « poétique de l’isolement » (Gilles Mora) et toujours ces images sensibles et douces, jamais glauques et sans violence aucune.

Américaines Solitudes n’est donc ni un portrait de l’Amérique des villes, même s’il y a de cela, ni celui d’une Amérique profonde, même s’il y a de cela aussi. Jean-Luc Bertini a vu après d’autres mais avec sa sensibilité du moment un pays-continent dans toute sa diversité, ethnique et sociale autant que spatiale et géographique. Ce projet, introduit par le talent de l’écrivain Robert Ford, est une vraie réussite artistique et éditoriale. Bertini pense humblement n’avoir rien fait d’autre « qu’interroger sa propre vision de l’Amérique » et pointer, dit-il, « ses propres solitudes ».

Un livre à découvrir ici , de même que le site de Jean-Luc Bertini.

(*) Américaines solitudes, Jean-Luc Bertini. Textes de Gilles Mora et Jean-Luc Bertini, préface de Richard Ford. Editions Actes Sud; 152 pages, 93 illustrations en quadri; édition bilingue français-anglais, 39€.

(**) Amérique. Des écrivains en liberté. Jean-Luc Bertini, Alexandre Thiltges, Albin Michel, 2016.

Gustave Le Gray, le pionnier clairvoyant

© Editions Actes Sud

La collection Photo Poche, créée en 1982 par Robert Delpire au Centre National de la Photographie à Paris, s’est imposée comme la première collection de livres de photographie dans ce format. La série de référence vient de s’enrichir d’une monographie (*) sur Gustave Le Gray (1820-1884), qui sut, aux débuts de la photographie, « unir la science à l’art ».

Choisi en 1851 pour faire partie avec quatre autres photographes de la Mission héliographique mandatée pour inventorier les édifices français d’importance ou nécessitant des travaux, Le Gray doit surtout sa reconnaissance parmi les pionniers de la photographie artistique à ses marines réalisées sur les côtes normandes, bretonnes ou méditerranéennes. Il a su, à l’ère où la photographie naissante ne maîtrisait pas l’instant, figer le mouvement des vagues et des flots, combinant les négatifs dans des épreuves qui s’apparentent aux tableaux et furent très appréciées à l’époque de part et d’autre de la Manche.

Ses connaissances en chimie permirent à Le Gray de mettre au point le négatif sur papier ciré sec de même que le négatif sur verre au collodion, procédés grâce auxquels l’artiste put s’appuyer sur les innovations du technicien.

Gustave Le Gray. La grande vague. Sète, 1857. Photographie dans le domaine public

L’exigence de qualité et la maîtrise au service du lyrisme déployées par Le Gray sont encore mieux perçues désormais grâce aux découvertes de ses autres travaux. A côté des commandes officielles, dont celles réalisées pour l’Empereur Napoléon III, le photographe, titulaire d’un atelier et de luxueux salons sur le boulevard des Capucines, connut réellement le succès entre 1850 et 1860. C’est ce qui garantit la conservation et la redécouverte récente de ses oeuvres, en particulier à travers les albums de riches familles ou les collections des puissants de l’époque.

J’émets le voeu que la photographie, au lieu de tomber dans le domaine de l’industrie, du commerce, rentre dans celui de l’art. C’est là sa seule, sa véritable place »

– Gustave Le Gray

Celui qui se qualifiait de « peintre d’histoire » excellait non seulement dans les images de forêts et de monuments mais aussi dans les portraits comme dans les illustrations de camps militaires et les mouvements de troupes.

Autoportrait. Circa 1859-1962

Cet artiste et inventeur n’avait pourtant pas l’esprit d’un homme d’affaires et c’est pour échapper à ses créanciers qu’il quitta en 1860 Paris et famille en compagnie d’Alexandre Dumas pour un voyage en Orient. Une escale à Palerme pendant l’insurrection de Garibaldi sera l’occasion de photographier ruines et héros avant de poursuivre seul l’exode en Syrie et au Liban après une brouille avec Dumas. Le Gray s’installe ensuite à Alexandrie puis au Caire, où il retrouve des commandes officielles par la grâce d’un souverain francophile. On sait peu de choses de sa fin de vie en Egypte. Des photographies de ce pays réalisées par Le Gray sont montrées à l’Exposition Universelle de Paris en 1867 mais l’homme ne retrouvera jamais Paris.

Son contemporain Maxime Du Camp, ami de Flaubert, dira de Gustave Le Gray qu’il aurait fait fortune « s’il n’eût été un hurluberlu ». Cet hurluberlu a pourtant conquis sa place dans l’histoire de la photographie et cette place est essentielle.

(*) Gustave Le Gray. Editions Actes Sud, Collection Photo Poche. Préface de Catherine Riboud. Format 12,5 x 19 cm, 144 pages, 13.00€.

Reza, le photographe engagé qui « respire avec son oeil »

Reza Deghati – son nom d’auteur est Reza – est un photojournaliste d’origine iranienne, qui vient de publier chez Dunod en collaboration avec Florence At et Rachel Deghati un fort bel ouvrage. L’oeil de Reza (*) explique et fait admirer en une dizaine de « leçons » tout ce qui fait la noblesse du photoreportage tel que pratiqué par un photographe humaniste et engagé.

© Editions Dunod

Exilé en France depuis 1981 — il fut contraint de quitter son pays natal suite à la publication d’images qui déplurent au régime des mollahs — Reza a poursuivi depuis plus de trente ans dans le monde entier un parcours atypique. Non content d’être photographe collaborateur de magazines prestigieux dont le National Geographic, il est aussi le fondateur d’une ONG dans le domaine de l’éducation au service de la société civile en Afghanistan. Des Ateliers Reza ont été mis sur pied pour former au langage de l’image dans différentes banlieues de France et d’ailleurs. Florence At, qui commente dans ce livre les images de Reza, ainsi que Rachel Deghati, qui les restitue dans leur contexte, se sont investies avec lui dans ces projets.

Chambre avec vue sur la Piazza del Duomo, Catane 2017 © Reza. Dunod.

Dès l’enfance, Reza était, dit-il, « hypnotisé par les jeux de lumière sur les faïences des monuments ». La première leçon porte ici naturellement sur la lumière, qui « détermine notre intention visuelle et créatrice ». Les suivantes ont pour sujets le cadrage et la patience avant d’aborder le traitement des détails, du terrain et de la narration, les concepts d’humilité et de liberté, les idées de sélection et de partage.

S’il photographie dans les zones de conflit — du Maghreb à l’Asie et de l’Afrique aux Balkans — Reza ne distingue pas entre sa pratique du reportage et la vie quotidienne. En alerte permanente avec ses yeux et son appareil pour seuls armes, il est un photographe de l’instantané qui connaît le prix de la patience mais aussi sa récompense quand un humain vient s’inscrire dans son cadre après des heures d’attente. L’Afghanistan, où Reza fut employé comme consultant pour les Nations-Unies, le Kurdistan irakien et l’Azerbaïdjan en temps de guerre comme en temps de paix ont été ses terrains privilégiés. Ni voyeur ni conquérant, poussé par la nécessité de témoigner, Reza respecte ses modèles en montrant une part de leur intimité. Il n’est pas un photographe de guerre mais de paix et le thème de l’enfance lui est cher.

Enfance à Tora Bora – Afghanistan, zone tribale pachtoune, 2004. © Reza. Dunod

D’un point de vue stylistique, la formation d’architecte de Reza se ressent dans son sens de la composition, l’agencement des formes, le tracé des lignes et des courbes. Il s’attache au détail qui éclaire le tout. Convaincu qu’une image vaut mille mots, Reza n’aime pas, dit-il, être étiqueté car « l’étiquette contraint à un seul type d’images ». S’il est sensible à la poésie, il n’aime ni les interdits ni les portes fermées, en photographie comme sur le terrain.

© Editions Quai de Seine

Un portrait du commandant Massoud, réalisé dans une grotte, contribua à l’aura du résistant afghan. Cette image devenue emblématique fut utilisée pour la couverture du premier livre de Reza consacré à la mémoire du combattant contre l’envahisseur soviétique et les Talibans (ci-contre).

L’oeil de Reza, qui introduit la dimension pédagogique, convoque la passion pour la photographie et la géopolitique tout en plongeant le lecteur-spectateur dans les coulisses du photoreportage. Illustré des superbes images provenant des archives de Reza, le livre se clôt sur une parfaite démonstration du fait que la photographie vaut par son partage, quel que soit le support.

Reza n’est jamais retourné en Iran mais ne veut pas être perçu comme « le photographe venu d’ailleurs ». Il aime, dit-il « se sentir intégré partout », au sein des différentes communautés qu’il rencontre. La France est son port d’attache mais le monde est sa maison.

L’homme et le photographe sont formidables. Découvrez Reza ici mais aussi dans ses reportages, ses expositions et d’abord dans cette nouvelle publication.

(*) L’oeil de Reza. 10 leçons de photographie. Florence At, Rachel Deghati, Reza. Editions Dunod. Cartonné, 176 pages, 29€

Michael Freeman: les photos que les autres ne voient pas

Photographe et auteur très prolifique pleinement reconnu dans le milieu, Michael Freeman continue de livrer ses clés et ses recettes pour la pratique de la photographie. Son dernier ouvrage, édité chez Eyrolles (*), repose sur le concept d’accès photographique — comment accéder au sujet pour « photographier ce que les autres ne voient pas ».  

Ce livre considère comme acquis le fait que les compétences du photographe sont suffisantes pour prendre une image correcte. Freeman, qui nous a déjà donné des livres plus riches (**), s’adresse ici à ceux qui cherchent « le petit quelque chose en plus » en énumérant une série d’approches pour garantir cet accès, de la simple autorisation de se rendre dans tel ou tel endroit jusqu’à la compréhension du sujet. Notre auteur collectionne ce faisant pas mal d’évidences mais illustre son propos par des images puisées dans ses archives ou chez une trentaine de photographes dans tous les genres de la photographie.

© Editions Eyrolles

Ne pas compter sur la chance ou le hasard pour être au bon endroit au bon moment. Mieux vaut avoir une longueur d’avance — c’est l’exemple fameux de Weegee, archétype du photo-reporter arrivé le premier sur les lieux du crime car branché sur la fréquence radio de la police new-yorkaise. Pas donné à tout le monde ? Il existe aujourd’hui des applications telles Photo Pills permettant de connaître la position du soleil, de la lune ou de la voie lactée en tel ou tel lieu. Tout comme peut s’avérer payant le simple fait de revenir toujours aux mêmes endroits et d’avoir, par exemple comme Bob Mazzer, une fascination pour le métro, ce qui lui a valu de prendre la photographie figurant sur la couverture de cet ouvrage.

Comment avoir le bon contact avec son sujet ? S’offrir un guide n’est pas à la portée de tous mais il peut être plus facile de s’inscrire à un atelier photo en choisissant soigneusement son point de chute. On tirera profit des connaissances et du travail fait en amont par un photographe expérimenté. En matière de photographie documentaire, l’acceptation vaudra mieux encore que l’accès. « Lorsque vous êtes accepté, les gens vous offrent vos images. mes meilleurs clichés m’ont été offerts, je ne les ai pas vraiment capturés« , nous dit William Albert Allard. L’immersion pour produire ses effets suppose la confiance, qui se mérite, et l’observation : admettons donc de passer d’abord du temps à …ne pas photographier.

On peut discuter l’assertion de Freeman quand il fait peu de cas de la « muse » mais comment ne pas le rejoindre sur le fait que l’attente de l’inspiration ne peut servir d’excuse pour ne pas travailler et qu’il faut laisser le projet guider la prise de vue ? Le livre incite, autre évidence, à creuser les spécificités du sujet. Avis aux amateurs tentés de monter leur petit commerce : la photographie culinaire exige une expertise en cuisine autant que la maîtrise de la lumière. La règle vaudra aussi, on s’en doutait, dans les domaines de la photographie de mode ou animalière (à moins que vous soyez disposé à vous faire dévorer par un lion). La clé du succès peut-être : créer son propre domaine comme Howard Schatz, qui fit de la photographie d’humains sous l’eau sa spécialité.

En concluant ce livre un peu fourre-tout par la question de la créativité, Freeman cite les conseils de ses pairs, lesquels varient naturellement dans leur approche. Faut-il laisser délibérément de côté la quête de la perfection et le fameux « instant décisif »? Cultiver l’ambiguïté en tant qu' »essence même de la photographie » (Joël Meyerowitz)? Ou encore explorer son identité en plaçant son propre corps et son propre visage au centre du projet (Cindy Sherman)? L’exemple, comme le suggérait un magazine photo, vaut souvent mieux que la leçon. Voir ce qu’ont fait les autres d’abord, pour ensuite définir sa propre méthode et se trouver soi-même.

(*) Photographier ce que les autres ne voient pas. Michael Freeman. Editions Eyrolles. En librairie depuis le 22 octobre. 160 pages, cartonné. 19,90€

(**) On recommandera notamment chez le même éditeur, Capturer la lumière et Capturer l’instant.

Imagine : des photos et des textes pour penser la paix

S’il est facile d’imaginer la paix, pourquoi est-il si difficile de mettre en oeuvre une pacification durable à l’issue d’une guerre civile ou d’un conflit armé ? C’est de celà que traite un remarquable ouvrage, Imagine : Penser la Paix (*), publié à l’initiative de la VII Foundation. En mettant sur pied au début du millénaire à New York cette organisation indépendante, ses co-créateurs souhaitaient pallier la diminution du financement réservé par les media aux sujets à long terme. Le phénomène n’a fait que s’amplifier, renforçant le besoin de réalisations comme celle-ci.

© Editions Hemeria

Principal architecte du projet et de ce livre, Gary Knight, ancien photo-reporter sur les lieux de conflit et President du World Press Photo Award, eut l’idée de renvoyer des photographes et correspondants de guerre là où ils avaient été les témoins d’événements dramatiques. Ils sollicitèrent combattants, victimes, négociateurs et juristes afin de recueillir leurs témoignages sur les conditions et l’application des accords de paix conclus au Liban, en Irlande du Nord, en Bosnie, au Rwanda, au Cambodge et en Colombie.

Avec des images fortes et des récits bouleversants, les auteurs et photographes se sont employés à documenter les circonstances et les conséquences des conflits. Devant leurs objectifs comme à l’interview, ils ont fait parler les anciens chefs de guerre dont certains se sont transformés en dirigeants. Ils ont questionné les survivants et les nouvelles générations pour rapporter leurs histoires personnelles et leurs expériences traumatisantes. Ils ont rapporté ce qui dans un après-guerre fonctionne et ne fonctionne pas, les blessures qui cicatrisent peu à peu et celles qui ne guérissent pas ou difficilement.

Ils en ont aussi tiré des enseignements sur la façon dont l’apaisement s’est installé ou non dans le temps et sur le terrain. Parmi les leçons qui se dégagent est le fait que les victimes de crimes de masse attendent et exigent la justice et une forme de reconnaissance des responsabilités devant les cours et tribunaux pénaux internationaux. L’historique des conflits et de leurs conséquences en ex-Yougoslavie comme au Rwanda, théâtre du génocide le plus important depuis l’Holocauste, met en évidence cette affirmation. Anthony Loyd, qui fit ses classes en couvrant l’effondrement de la Yougoslavie, a constaté que certaines victimes de la guerre ont pu avancer tandis que d’autres ne peuvent se départir des tourments du passé. La paix ne garantit pas l’harmonie, surtout quand un accord imposé aux belligérants comme en Bosnie consigne dans une Constitution la co-existence de groupes ethniques appelés à partager tous les leviers du pouvoir sur la base de leur identité.

Si l’obstination et l’ouverture finissent par payer parfois, rien n’est jamais acquis, même en Europe. Malgré les accords de 1998 à propos de l’Irlande du Nord, le Brexit et les interminables négociations de l’Union européenne avec le Royaume-Uni ont reposé la question de la frontière avec la république d’Irlande, jetant le trouble sur les modalités d’un processus de paix laborieusement conclu il y a deux décennies.

L’ouvrage souligne par l’exemple l’importance de la participation des femmes pour l’établissement d’une paix durable. De même qu’elles tempèrent les impulsions d’entrer en guerre, leur rôle, quand il est reconnu et mis en valeur, accroît les chances d’une pacification durable. La représentation parlementaire et l’alphabétisation des femmes limitent les risques de rechute suivant un conflit armé.

Construire la paix est, à bien des égards, beaucoup plus difficile que faire
la paix, et prend certainement beaucoup plus de temps

– Jonathan Powell

Comme le souligne en postface Samantha Power, ancienne ambassadrice des Etats-Unis aupèes de l’ONU, « en ces temps ou populisme et nationalisme sont en pleine recrudescence, » l’engagement et le recours à la voie diplomatique sont aujourd’hui soumis à rude épreuve. La pandémie mondiale risque d’inciter les gouvernements à un repli vers l’intérieur et au soutien de leur économie nationale au détriment de problèmes éloignés géographiquement. Ce n’est pourtant « pas le moment », avertit Power, « de détourner notre regard ni du tribalisme, ni du dogmatisme, ni de l’extrémisme. »

Ce livre s’inscrit dans un projet plus vaste comportant également des expositions, des séminaires et d’autres formes éducatives aux fins d’encourager le débat sur la consolidation de la paix. Il a l’immense mérite de présenter de recenser, avec des photographies saisissantes et des textes fouillés et circonstanciés, les dommages irréparables mais aussi les moyens dont les acteurs locaux ou internationaux peuvent user pour donner à la paix ses meilleures chances de perdurer. Car « les accords de paix ne sont que des accords qui permettent de commencer à aborder des différences fondamentales par la voie politique plutôt que par la violence. Ils marquent le début, et non la fin, d’un dur labeur ».

(*) Imagine, Penser la Paix. Sur une idée et sous la direction de Gary Knight. Editions Hemeria. The VII Foundation, 2020. 408 pages, 200 photographies, 45€. Also published in English as Imagine: Reflections on Peace. Lien utile: http://www.theviifoundation.org. A commander sur https://hemeria.com/

Albarrán Cabrera : des oiseaux qui emportent l’imagination

© Atelier Editions Xavier Barral EXB

Les parutions se suivent heureusement dans la merveilleuse collection Des oiseaux que publient les Editions Xavier Barral, devenues cette année Atelier EXB dans l’esprit de leur regretté fondateur. Un nouvel opus (*) nous plonge avec ravissement dans l’univers poétique d’Angel Albarrán et Anna Cabrera.

Ces photographes espagnols vivent, travaillent et publient depuis longtemps en duo tel un seul photographe, bâtissant sous le nom d’artiste Albarrán Cabrera une oeuvre singulière, qui interroge notre rapport au monde. Le couple, qui traite ses images sans distinguer le ou la photographe, nous emmène entre réalité et fiction à travers des nuances chromatiques somptueuses et des procédés multiples allant du cyanotype à l’impression pigmentée en passant par le tirage platine.

Pour cette collection Des oiseaux, qui puise d’ordinaire dans l’oeuvre d’un artiste, le duo a spécialement réalisé de nouvelles photographies outre le recours à des images provenant de ses autres séries dont The Mouth of Khrisna.

© Albarrán Cabrera. The Mouth of Krishna. #235. 2015

Les cadrages sont larges ou moins larges et les oiseaux s’inscrivent parfois comme une abstraction dans le paysage. Certains ne sont que des points ou des ombres, d’autres déploient toutes leur magnificence, faisant de ce septième volume l’un des joyaux de la collection. Comme pour chaque ouvrage, ce volume contient un essai de l’ornithologue Guilhem Lesaffre concernant la vie des oiseaux dans un univers qui les fragilise chaque jour davantage.

© Albarrán Cabrera.

Basé à Barcelone, le tandem de photographes propose une oeuvre qui fait appel à notre imagination et préfère, selon ses dires, laisser l’interprétation des images à la mémoire du spectateur. Le duo se place dans le sillage d’un autre catalan, le peintre Joan Miró dont le tableau Bird in Space offre une représentation minimale de l’oiseau.

La culture japonaise aussi imprègne fortement le travail d’Albarrán Cabrera, inspirant aux deux photographes des images de nature où la beauté surgit de l’éphémère et l’esthétisme de la fragilité d’un instant. Leurs autres séries à découvrir sur leur site et sur Tumblr sont tout aussi passionnantes, comme The Mouth of Krishna  (La Bouche de Krishna), Kairos, réflexion sur la perception du temps, ou encore This is you here (C’est toi ici), réflexion sur le concept d’identité et la façon dont il se crée au départ des souvenirs.

On notera par ailleurs que l’un des deux premiers titres de la collection Des oiseaux, l’ouvrage de Pentti Sammallahti qui fut rapidement épuisé, est à nouveau disponible. En noir et blanc cette fois, les oiseaux du grand photographe finlandais semblent eux aussi sortis du silence comme d’un conte visuel. Des photographies également poétiques avec des étendues glacées et silencieuses d’où émerge une présence humaine ou animale. 

(*) Des Oiseaux. Photographies Albarrán Cabrera, Texte Guilhem Lesaffre. Editions Atelier Xavier Barral EXB. Sortie en librairie le 1er octobre 2020. Relié, 20,5 x 26 cm, 96 pages, 45 photographies couleur. Versions française et anglaise. 35 €

Sergio Larrain, flaneur sensible dans les rues de Londres

© Atelier Editions Xavier Barral

La Fondation Henri Cartier-Bresson vient de présenter jusqu’au 18 octobre son exposition Londres, un choix de photographies de Sergio Larrain réalisées pendant l’hiver 1958-1959, lors d’une résidence financéee par une bourse du British Council. Surnommé le Robert Frank chilien, Larrain (1931-2012) devint membre de Magnum à partir de 1961 par l’entremise de son mentor Cartier-Bresson. Il se retira du milieu de la photographie et même du monde à peine dix ans plus tard pour se consacrer à la méditation, choisissant de vivre dans une communauté mystique puis en ermite, près d’Ovale, au nord de son pays natal.

Un ouvrage paru chez Xavier Barral (*) à l’occasion de l’exposition à la Fondation réunit les photographies de Larrain datées de ce séjour londonien. Il élargit la sélection de l’exposition comme celle d’une première édition parue chez Hazan en 1998.

Cet ensemble privilégiant régulièrement une verticalité caractéristique du photographe ne fut guère diffusé dans la presse. Il constitue la première série marquante de Larrain, dont le parcours hors du commun fut retracé dans une monographie parue chez Xavier Barral il y a quelques années (**). Le corpus ici rassemblé fait écho à une citation de Charles Dickens placée en exergue: « Les plus jolies choses en ce monde ne sont que des ombres ; elles vont et viennent, elles changent et s’évanouissent rapidement, aussi rapidement que celles qui passent en ce moment devant tes yeux« .

© Sergio Larrain/Magnum Photos

De fait, c’est du célèbre fog londonien de l’époque qu’émergent les sujets de Larrain, silhouettes qui déambulaient alors dans la City, parées de leurs non moins typiques couvre-chefs. Un théâtre d’ombres où le mystère s’insinue dans les brumes et où les pigeons s’ébattent au-dessus de l’activité des rues et des places. Des images, dont de nombreuses inédites donc, qui pourraient être l’oeuvre d’un touriste patient et doué. Elles se regardent comme les souvenirs silencieux d’un flaneur aux aguets, laissant deviner ce qui séduira HCB.

La série se lit aujourd’hui comme le signe de la sensibilité déjà bien affirmée d’un jeune photographe qui allait plonger ensuite plus avant dans le monde. Il y là les débuts d’une oeuvre qui fut courte et peu abondante en livres mais profondément sensible et fulgurante. Elle fut marquée par un travail sur la ville de Valparaiso avec un compatriote de Larrain, le poète Pablo Neruda, et par une photographie mythique dans laquelle deux jeunes filles étonnamment semblables mais non jumelles descendent un escalier aux marches invisibles, à peine suggéré et inondé de soleil. Un autre jeu d’ombres, empreint d’une poésie magique.

© Sergio Larrain/Magnum Photos

Un essai de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, écrit  il y a plus de vingt ans pour la série londonienne, accompagne cette reparution ainsi qu’un texte d’Agnès Sire, spécialiste émérite d’un photographe dont elle s’attacha à conserver le travail pour le mettre en valeur et le sauver de l’oubli.

En quête d’une paix intérieure depuis ses débuts, Larrain lui-même refusa toujours les honneurs et les expositions. Son oeuvre étrange lui a heureusement survécu.

(*) Londres 1959. Photographies de Sergio Larrain. Textes d’Agnès Sire et Roberto Bolaño. Atelier Editions Xavier Barral. Deux versions : française et espagnole. 176 pages, 95 photographies N&B. 39 €

(**) Sergio Larrain. Atelier Editions Xavier Barral. 2013. Ce livre est malheureusement épuisé pour l’instant.

In God We Trust : regard sur le shopping religieux aux Etats-Unis

© Editions Pyramyd et Revelatoer

Photographe pour la presse, la mode et les entreprises, Cyril Abad mène depuis 2012 un passionnant travail documentaire qui porte un regard original et acéré sur la place de l’homme dans la société. Ses reportages empreints d’un humour décalé tels « Blackpool, the Brexit holidays » ou « The last dreamers » ont paru dans la presse magazine.

En 2016, il entame un projet de trois ans sur les formes excentriques de la religion aux Etats-Unis. Sous un intitulé reprenant l’expression qui figure sur les billets en dollars, le projet In God We Trust a déjà fait l’objet de nombreuses expositions et publications et fut notamment montré en France en 2019 à Visa Pour l’Image. Deux maisons d’édition françaises viennent de s’associer pour en faire un livre (*) et nous permettre par le texte et l’image d’en apprécier toute la profondeur. Une lecture instructive dans le contexte du choix décisif que fera bientôt le peuple américain.

On connaît à ce propos l’importance du vote des tenants des églises évangéliques dans l’élection de Donald Trump en Novembre 2016. Cyril Abad nous emmène ici au sein de communautés religieuses rassemblées autour des multiples églises chrétiennes protestantes (52% de la population des Etats-Unis) et des étonnantes entreprises mises sur pied par des individus comme par des associations beaucoup plus puissantes. Souvent inspirées des techniques de marketing, ces formes d’évangélisation sont modelées sur les particularités géographiques et s’adressent à une cible d’individus en quête d’appartenance ou de ce qui pourra rompre leur isolement. De la plus modeste (cycliste prêcheur, ci-dessous) à la plus originale (petite église mobile pour mariage dans votre jardin), d’étonnantes pratiques sont ainsi illustrées. D’autres, tout aussi inattendues mais plus inquiétantes peut-être, véhiculent des concepts porteurs d’un certain obscurantisme et vont de pair avec des investissements considérables ou même des financements publics pour séduire les fidèles.

© Cyril Abad. Editions Revelatoer et Pyramyd

L’ouvrage bénéficie d’une très éclairante préface de l’écrivain Douglas Kennedy permettant de comprendre les origines et le parcours historique du phénomène religieux aux Etats-Unis avant de découvrir les diverses manifestations de la foi dont témoigne le travail du photographe. Le texte nous dit comment la religion a pu devenir un produit de consommation en milieu suburbain. De là ces images d’églises en drive-in avec des paroissiens au volant qui klaxonnent pour dire amen et dispensent à leur chien un jus de raisin fourni par le pasteur pour servir la communion.

De la thérapie de groupe et du développement personnel sur un campus au slogan publicitaire, il n’y a parfois qu’un pas comme dans ce café Starbucks qui affiche : « Dans une journée il vous faut un peu de café et beaucoup de Jésus ». Mais derrière l’absurde qui éclate ailleurs sous nos yeux perce peut-être un réel désespoir. Et à côté des églises sans étiquette et des messagers non prosélytes, Cyril Abad a aussi visité de véritables parcs d’attractions sur une thématique chrétienne avec un Jésus superstar et des personnages d’époque s’inscrivant dans une Jérusalem de carton-pâte. Tableaux vivants et comédies musicales, reconstitutions de la Cène, du chemin de croix et du martyre de la flagellation, réplique de l’Arche de Noé avec espèces empaillées : tout fait farine au moulin, même la découverte (moyennant supplément!) du tombeau du Christ. On écarquille les yeux devant le comble de l’excentricité – une église nudiste au fin fond d’une forêt de Virginie dans laquelle un pasteur baptiste officie devant ses fidèles et comme eux …dans le plus simple appareil. Explication des intéressé(e)s : ce qui compte n’est pas la façon dont on s’habille mais ce qu’on a dans le coeur.

Cyril Abad montre tout cela d’un oeil intrigué et curieux mais sans verser pour autant dans le cynisme ou la moquerie. Il livre un témoignage, raconte une histoire, rend compte en images d’une aspiration à croire débouchant sur des pratiques qui peuvent s’avérer extravagantes. Abad saisit toujours ses sujets honnêtement car « Un photographe doit toujours travailler avec le plus grand respect possible pour son sujet et en accord avec son point de vue personnel » (Henri Cartier-Bresson).

Ce livre est une coédition de la nouvelle maison Revelatoer et des Editions Pyramyd. Vient également de paraître dans la même collection Le grand mensonge de Didier Bizet, sous-titré « Voyage en Corée du Nord. Le pays où tout est vrai mais faux.  » Née du désir d’inviter ses lecteurs à « décrypter les photographies pour en comprendre toute leur teneur », Revelatœr nous propose de « découvrir un pays, une culture, une histoire, à travers le regard d’un photographe auteur. » La coédition avec Pyramyd veut permettre à des projets photographiques ambitieux de voir le jour sous forme de beaux livres. Bon vent!

(*) In God We Trust. Cyril Abad. Voyage au coeur des excentricités de la foi aux Etats-Unis. Editions Pyramyd et Revelatoer. Préface de Douglas Kennedy. Texte bilingue français-anglais. 25 €. Feuilletez quelques pages ici et découvrez le site de Cyril Abad.