Je n’ai toujours pas créé mon compte Instagram. Ce choix peut surprendre dans le chef d’un photographe amateur se voulant un tout petit peu « averti » et ouvert aux échanges avec celles et ceux qui partagent sa passion. Pourquoi se priver de l’application la plus prisée des photographes et ne pas faire partie d’une communauté qui compterait deux milliards d’utilisateurs par mois dans le monde? (*).
Sans répéter ou discuter les critiques bien connues à l’égard d’Instagram, j’invoquerai simplement mon souci de maintenir une certaine réserve à l’égard des réseaux dit sociaux, un désir de garder mes distances à l’égard des messageries tendant à l’exhibitionnisme comme au formatage du regard.
C’est pourtant ce service de partage de photos qui a donné naissance à deux livres récents m’incitant à nuancer mon propos et à trouver des mérites à l’application quand elle est utilisée d’une certaine façon. Ces livres sont signés par deux utilisateurs d’un âge déjà avancé et qui n’ont pas attendu Instagram pour diffuser leurs images. S’ils doivent probablement à leur notoriété d’avoir fait paraître un ouvrage puisant sa matière dans leur compte, ils ont aussi en commun d’associer l’écrit à l’image.

Le doyen de ces deux utilisateurs, Jean-Marie Périer, s’est fait connaître dans les années 1960 en photographiant pour le mensuel Salut les Copains les chanteuses et chanteurs de l’époque, celles et ceux qu’on désignait comme la vague yé-yé. Il s’est plus tard tourné vers le cinéma et a vécu plusieurs vies en visitant de nombreux pays.
Jean-Marie Périer n’a jamais cherché à être « reconnu » comme photographe. Ce n’est que tout à la fin du 20è siècle qu’il sera invité par les Rencontres d’Arles et qu’il publiera un premier livre de ses photographies. C’est grâce à Bertrand Delanoë, alors maire de Paris, que ses images autrefois destinées à s’afficher sur les murs des jeunes adolescents firent l’objet d’une exposition suscitant un doux parfum de nostalgie.
Ces photos des années ’60, celles de ces idoles dont certains sont restés ses amis, Jean-Marie Périer les faisait dans une complicité joyeuse. Tout le contraire, dit-il, des séances d’aujourd’hui dans lesquelles les prises de vues sont contrôlées en fonction de l’image du modèle, alors que les modèles de JMP… ignoraient même qu’ils avaient une image.
Sur Instagram comme dans « Déjà hier » (**), Jean-Marie Périer délivre en quelques paragraphes souvent joliment troussés une petite histoire ou une anecdote. Il esquisse un portrait, évoque un souvenir, convie ses humeurs. Il partage sous une image une réflexion qui s’y rapporte …ou n’a rien à voir. On ne retrouve pas seulement Johnny et Sylvie, Jacques Dutronc et Françoise Hardy, mais aussi les Beatles ou les Rolling Stones au sommet de leur gloire et pourtant toujours disponibles pour lui.
JMP replonge aussi dans son enfance, rend hommage à ses parents, raconte son père, le vrai, l’acteur et homme de théâtre François Périer, qui remplit pleinement son rôle. On cherchera en vain dans ce livre mention du père biologique, Henri Salvador, autre chanteur talentueux s’il en est, mais on croisera Françoise Sagan et Patrick Modiano, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, Brigitte Bardot et Federico Fellini.

Ces chroniques sont empreintes de la grâce avec laquelle JMP a traversé les années et les décennies avant de finir aujourd’hui sa vie dans l’Aveyron avec sa chienne et ses deux ânesses. Tout est dit sans mièvrerie ni vulgarité, avec une pudeur et une gentillesse qui caractérisent l’homme. Son regard amusé et son élégance ne connaissent pas les rides. Cela doit tenir au fait que Jean-Marie Périer n’aura jamais été, de son propre aveu, qu’un amateur dans toutes les pratiques auxquelles il a touché, sans jamais être obsédé par la réussite.
Effleurer ainsi les choses ne mène peut-être pas à l’excellence mais cela aura fait une belle vie à un photographe devenu auteur (car c’en est un), qui revisite ses archives et nous parle de ce qui l’a touché jusqu’à aujourd’hui. En s’avouant conscient que ne resteront sans doute de son travail que quatre ou cinq photos peut-être, Jean-Marie Périer n’a pas tort d’ajouter, que « pour un photographe, c’est déjà beaucoup ».
La deuxième utilisatrice d’Instagram, Patti Smith, chanteuse américaine souvent présentée comme la papesse du mouvement punk, est bien plus que cela. Poète, écrivaine et photographe, elle a publié plusieurs livres, dont « Just Kids », le récit salué par la critique de sa relation avec le photographe Robert Mapplethorpe dont elle fut la muse dans le New York de la fin des années 1960, avant qu’il se fasse un nom dans le milieu. Ce livre, fruit du serment d’écrire leur histoire qu’elle fit à Mapplethorpe sur son lit de mort, lui valut en 2010 le US National Book Award.

En 2018, Patti Smith entreprit de poster ses images commentées sur un compte Instagram. Disponible en anglais mais en attente de traduction à l’heure où j’écris, “A Book Of Days”(***) rassemble, à raison d’un partage pour chaque jour de l’année, des photos vintage ou des Polaroids puisés dans les archives de Patti Smith, entremêlés aux photos récentes prises avec son téléphone portable.
Dans l’introduction, la chanteuse-écrivaine explique qu’elle a ouvert son compte à l’incitation de sa fille, laquelle avait vu juste en pensant que l’application conviendrait parfaitement à sa mère qui écrit et fait des images au quotidien. Le compte permettait de se distinguer des faussaires se réclamant de Patti sur les réseaux. Il est devenu un carnet de notes, une collection de petites offrandes, nées en grande partie pendant la pandémie. Instagram, explique Patti Smith, est un outil pour partager ses découvertes, les anciennes comme les nouvelles.
Si la couverture du livre la présente avec son vieil appareil Polaroid 250, elle apprécie aujourd’hui la flexibilité du smartphone. Son esthétique personnelle est restée la même, qui garantit la cohérence de l’ouvrage entre images du passé et photos des dernières années. Car Patti Smith, née à Chicago en 1946, rock-star depuis l’album Horses (1975) suivi en 1978 du fameux hymne Because the Night, co-écrit avec Bruce Springsteen, n’a pas vraiment changé. Elle parcourt toujours le monde en chantant People Have The Power (1988). La prose a pris le pas sur la poésie mais Patti reste une artiste au travail, s’appliquant à elle-même son conseil aux écrivains en herbe : « L’esprit est un muscle, il faut l’entretenir, comme un athlète doit s’entretenir pour développer ses capacités » (Interview-rencontre avec la FNAC, 2017).

En quelques lignes seulement, Patti Smith parle donc de ce qui la touche, plonge dans ses souvenirs ou partage son penchant pour les poètes, français et autres. A New York ou ailleurs, elle transcrit ses fidélités et ses émotions. Ce livre des jours est une immersion dans son univers. On y trouve des photos de Cairo, son chat abyssin, de son café du matin, de ses lectures, ou encore de ses vieilles bottes ou de ses objets familiers. Comme Jean-Marie Périer, elle évoque ses amis et ses proches, souvent disparus bien trop tôt car la dame a traversé des épreuves et perdu des êtres chers, qui reviennent dans ses chroniques.
Au fil des jours et des pages surgissent aussi les photos prises lors des tournées, dans une chambre d’hôtel ou sur un quai de gare, comme à Bruxelles. Patti choisit régulièrement la date-anniversaire de ses héros et de ses héroïnes pour dire en quelques mots toute la place qu’ils ou elles occupent dans sa vie et son coeur. Elle rend compte de ses visites, nombreuses, sur les tombes de ses écrivains favoris — Arthur Rimbaud, William Blake, Albert Camus, Sylvia Plath. Car la dévotion, titre d’un de ses livres (Devotion) est un trait essentiel de sa personnalité et sous-tend son œuvre littéraire autant qu’elle nourrit ses heures. Jean-Marie Périer, lui, confesse une propension à admirer qu’il oppose au dénigrement et au sarcasme complaisamment répandus sur internet.
Chez Jean-Marie Périer comme chez Patti Smith, l’usage d’Instagram est honnête et convaincant. Le Français marqué par la culture et le mode de vie américain comme l’Américaine amoureuse de la France et de Paris sont deux êtres attachants, pour qui la pudeur et la gentillesse sont une manière de vivre et un moyen de communiquer.
En révélant sobrement mais avec des mots justes ce qui les pousse et continue de les inspirer, Jean-Marie Périer comme Patti Smith nous donnent à comprendre qui ils sont en saluant celles et ceux qui les ont inspirés. L’un comme l’autre utilise Instagram pour dire du bien des autres et non pas de lui ou d’elle-même. C’est ce qui les rapproche et me les rend proches. Et je me prends à penser que ces deux-là ne sont jamais autant eux-mêmes qu’en parlant des autres.
Du bon usage d’Instagram en somme.
(*) Selon des chiffres parus dans la presse en octobre 2022.
(**) Déjà hier. Une année sur Instagram. Jean-Marie Périer. Préface de Patrick Modiano. Calmann-Lévy, 2021, 19€.
(***) A Book Of Days. Patti Smith. Bloomsbury, 2022, 26,50 €.