L’âme du photographe : réédition d’un classique

© Editions Eyrolles

David duChemin est un photographe canadien spécialisé dans l’humanitaire. Les Editions Eyrolles, qui avaient publié l’an passé L’âme d’une image, ont la bonne idée de faire paraître, pour le 10è anniversaire de l’ouvrage original, un livre antérieur, L’âme du photographe (*). L’homme de Vancouver y exposait déjà une pensée féconde sur l’esprit de sa pratique photographique.

Comme L’âme d’une image, ce livre-ci traite de la vision du photographe, thème cher à David duChemin qui n’écrit pas ou pas beaucoup sur le comment mais surtout sur le pourquoi. En sachant bien entendu que la meilleure vision ne sert à rien sans les moyens de l’exprimer, son propos, résumé dans la préface de l’ouvrage, est sans équivoque: « L’équipement c’est bien, la vision c’est mieux ». Sa vision à lui, grand voyageur au nom prédestiné, est délibérément mondiale: il aime les lieux, les gens et les cultures « qui n’ont pas été absorbées par l’affrayante homogénéité de l’Occident ». Ce photographe qui emprunte parfois les accents d’un philosophe ou d’un moraliste considère la vision comme un voyage, non comme un but en soi, puisque notre vision évolue naturellement au gré de nos expériences et de nos influences.

Le deuxième leitmotiv du professeur duChemin, tel qu’il s’emploie à le transmettre dans ses formations et ses livres, est d’insuffler de l’émotion dans ses/nos photos. D’où le besoin pour le photographe de bien comprendre les chemins qu’empruntent les émotions — le sourire passe par les yeux plutôt que par la bouche. « Dans un monde qui crée et partage des milliards d’images tous les jours », écrit duChemin, « ce sont celles qui comportent une part de sensibilité et qui provoquent nos émotions qui auront un impact. » On ne demande qu’à le croire. Il suggère que photographier les gens et les lieux fait appel à un mode de pensée similaire: il ne s’agit pas de faire (on dit bien faire et non prendre) une photo de quelqu’un ou d’un lieu mais bien à propos de ou au sujet de. Autrement dit, l’image ne sera pas le fait d’un prédateur mais d’un interprète.

Photographier les lieux comme les personnes, c’est un effort pour révéler à l’extérieur ce qui se trouve à l’intérieur – David duChemin

Notre auteur, on le comprend, aime les mots et ne cesse à travers son site et son blog de partager sa sagesse et sa réflexion sur son art. Il admet abuser du mot vision. Ne croyez pas cependant que ce livre, illustré d’images fortes en couleurs comme en monochrome et ramenées des voyages du photographe, est fait seulement d’éloquence et de sagesse. David duChemin propose aussi des exercices créatifs, traite concrètement de la narration photographique et des moyens de diriger l’oeil du spectateur de nos images. Il partage ses techniques d’approche pour le portrait et les rencontres dans les autres cultures. Il nous dit toute l’importance du respect, la nécessité de s’informer avant immersion pour avoir conscience des tabous et du comportement attendu. Ce photographe intéressé par les expressions de la foi prend le temps de savoir avant d’aller voir ailleurs. La connaissance et le véritable contact humain, qui n’implique pas forcément le partage de la langue, nourrit l’empathie et fait la beauté de ses images.

Cet ouvrage, dont le titre original est Within the frame, se fonde aussi sur l’idée que le cadre est l’élément déterminant à la prise de vue (que voulons-nous y inclure, que faut-il rejeter?). Si vous entendez réfléchir au sens de votre pratique photographique et souhaitez exprimer par elle autre chose que « je suis là » ou « j’étais là », ce livre vous parlera et vous aidera à nourrir votre propre vision pour l’inscrire A l’intérieur du cadre.

(*) L’âme du photographe, Edition 10è anniversaire. David duChemin. Editions Eyrolles. 304 pages, 26€. Ce livre est une édition entièrement retraduite et ramaquetée de l’ouvrage paru en France en 2009 aux éditions Pearson.

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En dehors du chaos : l’ode à la lecture de Steve McCurry

© Steve McCurry. Couverture de la version anglaise. Editions Phaidon, 2016

Son portrait d’une jeune réfugiée afghane aux yeux verts figure parmi les icônes de la photographie contemporaine. Steve McCurry, photographe de Magnum internationalement reconnu, avait publié il y a quelques années une jolie sélection d’images sur le thème des Lectures (On Reading dans la version anglaise, en illustration ci-dessus). Les Editions Phaidon viennent de réimprimer ce livre en version française et de réapprovisionner les librairies avec une offre spéciale (*) qui vaut de le revisiter.

L’ouvrage rassemble des photographies prises par McCurry au fil de ses voyages et sur quatre décennies. Son regard humaniste se pose sur des situations banales ou moins banales mais toutes les images témoignent de l’absorption du ou des sujets, saisi(s) par l’objectif du photographe dans un dialogue avec l’écrit. Le pouvoir de la lecture, nous montre ainsi McCurry, est le même sur tous les continents. Jusqu’au fin fond de l’Asie, par exemple, comme sur la belle couverture toilée: un cornac s’est adossé à un éléphant pour lire, quelque part dans la jungle. Plus loin dans le livre, un jeune birman dévore une bande dessinée allongé sur un trottoir, un moine bouddhiste est à l’étude en Corée du Sud, des hommes et des enfants meurtris dans leur chair s’évadent pour un instant de leur condition quelque part au Pakistan.

Rangoon, Burma. © Steve McCurry (page 139)

Le centre des villes offre largement matière au photographe: à New York, dans et devant la public library, comme à Rome, où McCurry repère un modeste vendeur de tableaux lisant dans sa petite Fiat mais aussi deux jeunes gens élégamment vêtus, penchés sur un même livre et appuyés sur une vespa. Le gardien de musée à Saint-Pétersbourg ne lève pas les yeux de sa lecture, pas plus que la marchande de cartes postales de La Havane ou le passager d’un avion au-dessus de l’Atlantique.

Peu importe l’objet de la lecture. Le chauffeur de taxi parcourant son journal assis sur le coffre de son véhicule à Bombay, la bibliothécaire d’un cabinet de lecture à Rio de Janeiro en équilibre avec un livre sur une échelle ou encore ce jeune noir fan de Bob Marley dans le métro new-yorkais: tous, dans leur isolement, ont choisi de laisser pour un temps de côté les bruits ou la fureur du monde.

Real Gabinete Português de Leitura, Rio de Janeiro, Brazil. © Steve McCurry (page 7)

Le regard de McCurry tantôt nous surprend, tantôt nous fait sourire et tantôt nous émeut. Son livre au format italien se veut un hommage à l’influence et au talent du grand André Kertész dont la propre sélection d’images sur la lecture, On Reading, fut publiée en 1971 (édition française aux Editions du Chêne, 1975).

« Le plus grand clivage que je connaisse dans le monde n’est pas une distinction entre les jeunes et les vieux, les Noirs et les Blancs, les pays développés et le tiers-monde, les riches et les pauvres… (…) mais plutôt (entre) ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas. » La phrase, tirée de la préface de l’ouvrage, est de l’écrivain-voyageur américain Paul Théroux. Quelque chose nous dit qu’elle est de plus en plus vraie et que beaucoup d’autres choses en découlent.

Pouvoir de l’image et pouvoir des mots. Ce livre est un bel hommage de l’image à l’apport de l’écrit.

 (*) Lectures. Steve McCurry. Préface de Paul Théroux. Ed. Phaidon. 144 pages, 60 illustrations couleur. En offre spéciale à 25,95€

Orhan Pamuk en hiver : la mélancolie en images de l’écrivain d’Istanbul

©Steidl Verlag

Pendant quatre mois, à l’hiver 2012-2013, Orhan Pamuk prit environ 8500 photographies depuis le balcon de son appartement d’Istanbul, lequel a vue (et quelle vue !) sur le Bosphore. Icône des lettres turques et internationales, le Prix Nobel de Littérature 2006 s’attelait à ce moment à l’écriture d’un ambitieux roman. Il venait par ailleurs de faire l’acquisition d’un Canon EOS 5D et d’un trépied. Cet achat transforma sa relation avec le panorama qu’il avait quotidiennement sous les yeux.

L’écrivain toujours en quête de l’âme de sa ville natale se sent alors poussé à prendre de plus en plus d’images. Saisissant les beautés et les lumières du Bosphore, il découvre certains détails que son œil ne pouvait discerner. Comme pour retenir l’émotion ou la splendeur d’un instant, il déclenche dans une certaine urgence et d’une manière quasiment impulsive : images de ciels et de nuages; de navires – qu’ils soient marchands, de tourisme ou de guerre; de mosquées et bâtiments se découpant dans le jour montant ou finissant. D’une netteté souvent approximative, les photographies reflètent la mélancolie de l’esprit de Pamuk dans le même temps que le maniement de l’appareil photo le distrait de ce même état. L’écrivain comprend que cette frénésie lui permet d’occulter le fait que l’écriture de son roman ne se passe pas comme il l’aurait souhaité.

Les mois passent ainsi jusqu’aux premiers signes du printemps et aux couleurs annonciatrices de la fin de l’hiver et de la tristesse. Pamuk retourne pleinement à son travail d’écriture, aux rues d’Istanbul et à ses personnages qui formeront la substance de son 9è roman (« Une chose étrange en moi », dans la traduction française). Cinq ans plus tard il reprend les images de cet hiver et les souvenirs enfouis refont surface.  Malgré les longues séries de vues à peine différentes les unes des autres et l’atmosphère souvent identique que véhiculent les photographies, chaque jour était bien différent.

L’écrivain-photographe prend le parti d’essayer de montrer ce qu’il avait ressenti, le pourquoi de son attachement à telle ou telle séquence visuelle, les subtiles variations entre les images. Dans ces 200 pages reproduisant finalement 477 photographies dans des formats variés ne figure qu’un seul coucher de soleil classique à la luminosité orangée. La tonalité générale est résolument grise, l’ambiance est au silence et l’humeur est sombre. Le livre ayant pour fonction de restituer les états et les variations de l’âme, l’ordre chronologique devait être respecté.

Ohran Pamuk n’a évidemment pas le talent de photographe d’Ara Güler, le Cartier-Bresson turc disparu il y a peu et qui ne cessa jamais de photographier Istanbul. Les deux amis s’étaient associés il y a quelques années pour rendre hommage à leur ville. Volontiers porté aux digressions dans son travail d’écriture, l’écrivain franchit ici le pas de son domaine et utilise lui-même la photographie pour s’interroger et mettre son âme à nu. Un autre livre que celui-ci eut été parfaitement concevable, avec une sélection beaucoup plus limitée d’images uniformisées en format horizontal. Elles auraient été imprimées impeccablement sur un luxueux papier glacé. Cela n’aurait été qu’un beau livre de plus. Mais tel n’était pas le propos de Pamuk et de son éditeur.

(*) Ohran Pamuk. Balkon. Photos et texte (traduction en anglais). Steidl Verlag.

Fragilités de la planète et de la presse : 100 photos de Vincent Munier

©Vincent Munier, Reporters Sans Frontières

Vincent Munier est un homme étonnant et un photographe comme il y en a peu : chaque image de ce Vosgien de 42 ans, opérant dans des conditions souvent hivernales voire ultimes, est une pure merveille. Le photographe animalier a confié ses pépites à Reporters Sans Frontières pour un album à prix doux, réalisé en collaboration avec WWF France. Cette édition de « 100 photos pour la liberté de la presse » donne à voir, selon les mots d’Isabelle Autissier, toute « la magnificence de notre biodiversité et les défis qu’elle affronte ».

Devant les colonies de manchots empereurs en Terre-Adélie, dans l’observation à distance des loups arctiques ou des ours polaires comme devant les bisons d’Amérique, les yacks sauvages de Chine ou les grues du Japon, Munier ne se départit jamais de son humilité. Outre son endurance, il fait preuve d’une infinie patience pour saisir ses sujets et leurs traces dans un cadre de vie et un habitat souvent menacés. Le rythme effrayant de la disparition des espèces animales est tel que bon nombre de ses images témoigneront bientôt d’un monde à jamais disparu.

L’approche respectueuse du photographe est telle que le spectateur de ses images comme de ses livres est plongé dans l’émerveillement. Regarder et admirer son travail impose pratiquement le silence pour entrer dans des pages où le blizzard et la neige laissent percer la présence des occupants de notre écosystème. Munier est un contemplatif qui nous invite au rêve et à la poésie mais aussi à la conscience d’une grande fragilité. Les splendeurs qu’il partage procurent un bonheur esthétique mais la beauté qu’il nous livre est celle d’un monde en suspens.

Toute comme la planète, l’information est aujourd’hui déréglée et gravement polluée par des pratiques malfaisantes qui l’appauvrissent et menacent nos libertés. Cet album réalisé grâce à la générosité du photographe et de donateurs est une contribution au service d’une lutte indispensable pour leur préservation comme pour la survie d’une nature sublime.

Achetez-le.

Vincent Munier. Cent photos pour la liberté de la presse. Un album Reporters Sans Frontières pour la liberté de l’information. 9,90€

Yann Arthus-Bertrand regarde en arrière : 40 ans de photographies

Campement nomade et troupeau, région du lac Tchad, 2004© Yann Arthus-Bertrand. LMS Gallery

Au départ d’une curiosité d’ordre scientifique, un photographe s’était mué en défenseur de l’environnement. Sorti de presse en 1999, La Terre Vue du Ciel, son livre de photographies aériennes captées sur tous les continents, s’est vendu à près de 3,5 millions d’exemplaires. Le grand public connait sans doute mieux Yann Arthus-Bertrand (« YAB ») que tout autre photographe vivant dans le monde francophone. La rétrospective actuellement visible à Bruxelles est pourtant la première du genre.

C’est dans l’écrin de la LMS Gallery (*) que celui qui nous révéla les beautés de notre planète comme personne ne l’avait fait avant lui a rassemblé des tirages retraçant son parcours sur quatre décennies. Des formats variés occupent des pièces blanches dans lesquelles la lumière pleut généreusement. Les grands tirages se découvrent après un pan de mur étroit où s’affiche une belle brochette de petites caisses américaines. Le recul s’impose alors devant ces images, pas nécessairement typiques ni emblématiques d’une œuvre qui n’a cessé de dresser l’état des lieux de la planète, nous incitant ainsi à mieux la protéger.

Homme et son chien,© Yann Arthus-Bertrand, LMS Gallery

Autre découverte : les Polaroïds annotés de YAB, utilisés comme esquisses pour parfaire ses réglages avant l’apparition du numérique et de la visée sur écran, sont ici présentés pour la première fois.  Ces pièces uniques sont proposées à la vente avec un tirage de la photographie définitive correspondante.

Les photographies sont livrées aux cimaises sans légende ni indication murale, même si des précisions sont évidemment disponibles sur feuillet comme dans toute galerie. Le visiteur ici s’en accommode mais la pratique a par ailleurs valu à YAB-réalisateur le reproche d’en appeler à la sensibilité du spectateur en omettant le contexte politique et économique. Succès oblige, l’Académicien des Beaux-Arts Arthus-Bertrand ne suscite pas que la sympathie : les moyens qu’il s’est donnés, l’appui de fondations mais aussi de grandes banques pour diffuser un propos écologique en déclinaisons multimédia lui ont valu des accusations de double-langage. Cette rétrospective sélective et plutôt dépouillée d’une soixantaine de tirages au rez-de-chaussée d’une maison bruxelloise ramène à l’essentiel : un point de vue sur la planète et ses occupants avec un regard d’artiste.

YAB, lui, se voit plutôt en journaliste et se définit comme simple témoin. A la suite de « Human », fresque cinématographique sur l’humanité, il travaille ces temps-ci à la réalisation d’un nouveau long métrage, « Woman », qui devrait sortir sur les écrans en mai 2019. Cet homme qui a survolé plus de 120 pays n’est pourtant pas mû que par des projets fous ou gigantesques. Il avoue que son travail l’a rendu meilleur et que la photographie l’a amené à l’humanisme: « C’est dans les expositions que je ressens le sens de mon travail, en voyant les gens regarder les photos. J’en tire un vrai plaisir, alors que la prise de vue est souvent un moment de concentration et de stress ».

(*) LMS Gallery, du 12 décembre au 22 décembre 2018; Place du Châtelain, 37 à Ixelles/1050 Bruxelles; http://www.lmsgallery.be/

Depardon au Japon : ses surprises en prises rapides

Raymond Depardon publie décidément beaucoup et bien plus qu’il n’expose. Il ressemble en cela, selon ses propres dires, aux photographes japonais dont le principal souci est précisément d’être publié davantage qu’exposé. Son dernier opus, un inédit paru en format poche (*), réunit des images prises à la volée lors de deux courts voyages effectués au Japon en 2016 (Tokyo) et 2017 (Kyoto).

Celui qui avait photographié les Jeux Olympiques  dans sa jeunesse (Tokyo en 1964, Sapporo en 1972) retrouve en toute liberté un « pays rêvé pour faire des photos de rue ». En mode automatique et en une seule prise, il n’a d’autre ambition que de donner à voir le spectacle de la rue et de partager tel un amateur ses surprises et découvertes au milieu de la foule.  Le voyageur au Leica sait garder ses distances, se sachant repéré malgré cette densité de population dans laquelle il détecte de la bienveillance, « ce qui n’est pas si fréquent » dans ce genre d’exercice.

Rien d’extraordinaire ici, sans doute, mais une palette de couleurs en tons pastel qui n’est pas dans la manière habituelle de Depardon. « Le Japon », dit-il, « est un enchantement quand on photographie en couleurs ». On ne demande qu’à le croire et à aller vérifier.

(*) Depardon. Japon Express. Collection Points, Editions du Seuil, 2018