Mirkine par Mirkine : une pluie d’étoiles sur un plateau

Il est rare que les photographes de plateau, ces habitués de l’ombre, soient à ce point mis en lumière. Un ouvrage-compilation, édité chez Flammarion (*), constitue un vibrant hommage à un duo exceptionnel en même temps qu’il illustre un bon demi-siècle de cinéma. Stéphane Mirkine nous y entraîne à la découverte de son grand-père Léo et de son père Yves (« Siki ») à travers leur travail de photographes sur près de 200 films, des années 1930 à 1980.

© Léo Mirkine/Coll.Mirkine
Editions Flammarion

C’est à une plongée dans les archives des Mirkine père et fils que nous sommes donc conviés. Stéphane Mirkine raconte leur parcours hors normes et partage 500 clichés longtemps réservés aux vitrines, aux collectionneurs et au milieu du cinéma : des images de tournage, des regards dans les coulisses, des portraits de vedettes sortis de la chambre noire: toute la magie du 7è art avec ses regards, ses atmosphères et ses émotions. Des clichés qui se devaient d’être accrocheurs car ce sont eux, comme s’en souviennent les plus âgés, qui devaient donner l’envie d’entrer voir le film à l’affiche.

Cette histoire commence dans la Russie natale de Léo Mirkine, à Kiev et Odessa (port russe aujourd’hui en Ukraine), quand un enfant fuit la guerre sur un chariot avant d’embarquer avec sa famille et de rejoindre les réfugiés russes sur la Riviera. Quelques années plus tard c’est le passage par Paris où Léo vadrouille muni d’un appareil photo. S’en suivent des allers et retours entre la capitale et Nice, un foyer qui se crée et les débuts, en 1930, d’une carrière de photographe de plateau. En quelques années, Léo Mirkine va participer aux tournages de 35 films. Sa maîtrise technique, la perfection de ses cadrages et sa virtuosité pour jouer des contrastes et de la lumière impressionnent d’emblée. Le jeune homme est très vite en phase avec la vision d’un réalisateur.

Dans les années 1930, Léo est sollicité par de grands metteurs en scène qui deviennent ses amis: Abel Gance, Claude Autant-Lara, Julien Duvivier, Jean Renoir. Il se fait un nom dans le milieu et ses clichés assurent la promotion des films dans les revues spécialisées que sont Ciné pour tous, Ciné miroir et Cinémonde. Léo restitue les personnages, tend leur portrait aux vedettes et saisit une présence avec une étonnante maturité. Mistinguett, Fernandel, Eric Von Stroheim, Michel Simon, Louis Jouvet et Pierre Brasseur ne sont que quelques-uns de ses modèles. A la différence peut-être du Studio Harcourt où c’est le procédé qui prime et fait la marque du portrait, les vedettes ici semblent se prêter à un jeu ou se composer un masque en complicité avec le photographe.

Revient la guerre, vécue à Nice, où le studio Mirkine servira pendant des années de boîte aux lettres aux réseaux de la Résistance. Après ses journées sur les plateaux, Léo fabrique de faux papiers, accueille les agents de Londres ou d’ailleurs, camoufle l’identité des pilotes alliés abattus par les Allemands afin de faciliter leur exfiltration. Arrêté un soir alors qu’il développe ses clichés pris sur le tournage des Enfants du Paradis de Marcel Carné, Léo est incarcéré puis déporté au camp d’internement de Drancy, où échoue également son fils. Sur son rôle à cette époque, Léo fera preuve d’une grande discrétion. Ne pas tout dire, peut-être pour inviter les suivants, sa petite-fille en l’occurence, à le redécouvrir dans ses archives. Père et fils retrouvent la liberte en août 1944, à temps pour que Léo se joigne aux assaillants de l’Hôtel de Ville de Paris occupé par les Allemands avant de donner à voir, par ses photos, l’horreur de Drancy.

Au milieu du XXè siécle, Léo, installé à Nice, jouit d’une réputation bien établie qui lui vaut d’assurer pendant longtemps encore la photographie de dizaines de films français et étrangers tout en développant son propre studio. Vont se côtoyer sous son objectif Gina Lollobrigida et Gérard Philipe (Fanfan la Tulipe, 1951), Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant, la Callas et Jean Cocteau, ou encore Martine Carol et Orson Welles, Jean Gabin et Michèle Morgan, Simone Signoret et Yves Montand. Les media se disputent les images estampilées Mirkine et tous les réalisateurs de renom réclamant à leurs côtés un Mirkine avec son Rollei en bandoulière.

Léo porta par ailleurs et d’une manière plus occasionnelle un regard de reporter sur l’Afrique et l’URSS. C’est ainsi qu’il sera photographe-interprète sur Normandie-Niémen (1959), un film de guerre franco-soviétique valorisant la coopération entre une escadrille de chasse française et l’armée soviétique. Le propos transcende les désaccords idéologiques de l’époque du tournage et Léo, par ses origines, est un intermédiaire tout trouvé pour six mois de tournage à Moscou. Il en ramènera une moisson de photos, dont un portrait de Khrouchtchev, avant que les limites de la coexistence pacifique signent la fin de certaines illusions.

Léo avait aussi, depuis quelque temps déjà, laissé remonter une ancienne attirance, puisée dans ses études aux Beaux-Arts, et exploré l’esthétique du nu. Cette part moins connue et plus personnelle de son travail ne manquera pas d’influencer, entre autres, ses images de Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim, 1956).

Léo Mirkine et Kirk Douglas, 1980,
© Yves Mirkine/Coll. Mirkine

L’histoire des Mirkine, également passés derrière la caméra, fut longuement liée à celle du Festival de Cannes, notamment quand ils oeuvreront pour fournir les bobines sur l’événement annuel intégrées aux « actualités » de l’époque. On s’est arraché partout les clichés de Cannes des Mirkine, des images qui, au-delà des paillettes, parviennent à traduire la vérité des rencontres et l’humanité des stars qu’elles véhiculent. Autant de merveilles d’un temps où l’éclat se mariait à une certaine délicatesse et où la beauté s’harmonisait avec la légèreté. Kirk Douglas et Robert Michum, Sophia Loren et Grace Kelly, Cary Grant et Kim Novak, Romy Schneider et Alain Delon, ils sont tous là sous nos yeux gourmands.

Vient 1968 quand une nouvelle génération de réalisateurs, ceux de la Nouvelle Vague, saborde le festival de cette année-là. Léo reste dubitatif devant ces manières qui ne sont pas dépourvues sans doute d’une forme d’ingratitude. Il sait que sa jeunesse est derrière lui et que le cinéma, ses métiers et ses pratiques, sont en train de se transformer. Alors il prend du recul tout en visitant quelques tournages.

Léo Mirkine abandonne les plateaux à la fin des années 1960. La couleur supplante le noir et blanc qui lui est cher; un autre cinéma s’impose avec de nouvelles méthodes de travail. Mais la relève est assurée: son fils Siki a repris le flambeau et il a été à bonne école. Pendant la décennie suivante, Siki sera à son tour photographe de plateau et assistant-opérateur, notamment pour le prolifique réalisateur Georges Lautner aux studios de la Victorine. La saga familiale se prolonge ainsi tandis que se lève une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices. Le récit des années Mirkine couvrira un grand pan du cinéma populaire, jusqu’aux « années Bébel ». Léo s’est éteint en 1982, suivi dix ans plus tard par son fils.

Les clichés réunis pour ce livre montrent à quel point les Mirkine ont toujours, à travers leurs objectifs, considéré les acteurs et actrices commes des individus. C’est la complicité qui saute aux yeux et les images mettent en avant le panache, aux antipodes d’une vulgarité fournie en pâture aux voyeurs selon une tendance qui n’a fait que s’exacerber depuis leur époque. Entrer dans ce livre et regarder les images des Mirkine permet d’appréhender leur place dans l’histoire du cinéma du siècle passé mais aussi de comprendre leur goût de la liberté comme leur refus de jamais se lier à une agence photographique. Un patrimoine précieux et incomparable est étalé sous nos yeux dans cet ouvrage imposant.

En parallèle à cette publication et jusqu’au 15 mai 2022, la Ville de Nice invite à découvrir l’exposition Mirkine par Mirkine : photographes de cinéma, au Musée Masséna. Plus de 250 tirages, une reconstitution du Studio Mirkine du 88 rue de France, des oeuvres originales et des archives inédites sur un demi-siècle du cinéma français.

(*) Mirkine par Mirkine. Editions Flammarion. 400 pages – 251 x 317 mm, relié, 75 €.

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Découvrir la photographie avec David Bate

© Editions Flammarion

De nombreux ouvrages sur l’histoire de la photographie sont venus garnir les rayons des librairies ces dernières années. Certains s’inscrivent dans la catégorie « Beaux livres » mais d’autres sont d’un format et d’un coût plus modestes sans être superficiels pour autant.

Professeur de photographie à Londres, David Bate est un théorien reconnu dont les livres et les autres travaux critiques ou d’enseignement se penchent plus particulièrement sur les interactions entre l’image et la société. Les Editions Flammarion publient la version française d’un de ses ouvrages édité cette année au Royaume-Uni. « Découvrir la photographie » (*) s’appuie sur des exemples historiques représentatifs d’une tendance artistique ou d’une manière de documenter le réel ou d’appréhender les thèmes sociaux.

Depuis l’époque des pionniers jusqu’àux dernières formes d’expression, David Bate a choisi de retracer cette histoire à travers un choix de photographes, d’images et d’expositions, identifié(e)s comme emblématiques d’un jalon de l’histoire de la photographie ou d’un movement artistique renouvelant la façon d’appréhender le medium.

La sélection de Bate comprend quelques représentants majeurs comme Eugène Atget, Edward Steichen ou Robert Frank mais aussi des artistes moins connus comme certains Asiatiques ou comme le photographe pionnier afro-américain Augustus Washington, qui fut choisi comme portraitiste par son modèle John Brown. Ce dernier, meneur d’une campagne américaine anti-esclavagiste, sera pendu pour trahison en 1859. Son portrait, présenté dans un boîtier selon l’usage de l’époque pour les daguerréotypes, figure souvent dans les documentaires consacrés à cette figure historique de l’abolitionnisme. L’auteur du portrait, qui deviendra citoyen du Libéria, n’est pas toujours crédité pour autant.

Portrait de l’abolitionniste américain John Brown par Augustus Washington.
Daguerréotype, 1846-1847. Domaine public via Wikimedia Commons

Bate s’attache aussi à quelques épisodes marquants de l’aventure photographique comme la revue Camera Work et la Galerie 291 d’Alfred Stieglitz ou encore l’exposition The Family of Man, montée en 1955 par Steichen au Musée d’Art Moderne de New York (MOMA) et qui voyagera partout au point de compter le plus grand nombre de spectateurs après la Deuxième Guerre mondiale avant de trouver aujourd’hui une implantation permanente au Grand-Duché de Luxembourg.

L’ouvrage rend par ailleurs justice à plusieurs femmes photographes. A l’exception de l’inévitable Cartier-Bresson, de Brassaï (Hongrois d’origine) et de la plasticienne-sculptrice Annette Messager, il ne cite guère les Français mais on admettra qu’il y a bien d’autres livres pour cela .

Bate consacre ses derniers chapitres au post-modernisme et à la photographie d’art dite contemporaine (Jeff Wall, Hiroshi Sugimoto, Andreas Gursky, notamment). Il y rend compte d’une diversité grandissante et des nouvelles pratiques dans lesquelles la photographie devient une technique parmi d’autres au service d’un « concept » ou autre projet s’adressant à la réflexion du spectateur dans un environnement globalisé.

Le livre propose des lectures complémentaires ou ciblées pour chacun des grands mouvements, de même qu’un glossaire des termes de la photographie.

Cet ouvrage, qui peut ouvrir la voie à de multiples réflexions sur le rôle de la photographie, montre comment celle-ci n’a jamais cessé d’influencer la façon de voir le monde. Au-delà des mutations techniques, cette histoire-là se poursuit désormais dans un éclectisme culturel et à travers des approches qui ne sont pas toujours faciles à appréhender mais dans lesquelles la valeur marchande n’est pas absente.

Où se situent alors les limites de l’art photographique, à supposer que la question se pose encore? La photographie ne risque-t-elle pas de perdre son âme? C’est une autre histoire, que raconteront peut-être d’autres livres sur la photographie.

(*) Découvrir la photographie. David Bate. Editions Flammarion, collection L’art en poche. Broché, 176 pages, format 139×216 mm, 12€. Parution le 27/10/2021.

De Léonard Misonne à Volker Gilbert : maîtriser l’exposition

Waterloo Place. Une photographie de Léonard Misonne, 1899.
Domaine public.

« Le sujet n’est rien; la lumière est tout! » Cette affirmation, peut-être quelque peu catégorique, est aussi un peu datée: elle est attribuée à l’un des maîtres du pictorialisme, le photographe belge Léonard Misonne (1870-1943). Elle renvoie pourtant à l’essentiel et à ce que de nombreux photographes amateurs, dans les clubs ou ailleurs, négligent trop souvent.

© Editions Eyrolles

Les progrès de l’intelligence artificielle et de l’automatisation dans la conception des appareils photographiques permettent aujourd’hui de faire sans difficulté et de partager sans attendre avec le monde entier des images correctement exposées. Il n’empêche qu’une bonne exposition implique toujours de faire parvenir sur la surface sensible (le capteur, autrefois le film) la quantité de lumière nécessaire pour représenter le sujet. L’exposition doit permettre de traduire notre sensibilité artitstique.

La qualité de la lumière intervient elle aussi de manière essentielle en révélant ou en dissimulant couleurs, formes et textures selon le propos du photographe. Le numérique n’a pas bouleversé ces données fondamentales de l’acte photographique.

Avec Les secrets de la lumière et de l’exposition (*) qui fait l’objet d’une nouvelle édition chez Eyrolles, Volker Gilbert, photographe, expert et formateur bien connu des lecteurs du Monde la Photo, souhaite nous aider à reprendre le contôle de l’exposition en passant en revue les fondamentaux de la prise de vue et du post-traitement.

Gilbert part donc des trois paramètres qui constituent le fameux triangle d’exposition (l’ouverture, le temps de pose et la sensibilité) avant d’examiner les propriétés de la lumière. Le livre entre alors dans les rouages de la capture numérique et de la mesure de la lumière, des modes de mesure aux modes d’exposition, Il aborde des notions telles que le taux de contraste et la plage dynamique, la sensibilité et le bruit numérique, les formats de fichiers. Il nous apprend à interpréter l’histogramme, à utiliser les filtres pour contrôler la quantité de lumière et à maîtriser les contrastes. Gilbert nous propose ensuite des études de cas d’exposition avant de nous guider assez longement dans le post-traitement et les manières d’ajuster l’exposition a posteriori.

Assurément concret, le livre se veut aussi complet avec des annexes dont un glossaire des termes techniques ainsi qu’une liste d’autres ouvrages pour les curieux désireux d’approfondir certains domaines ou procédes. Gilbert a poussé l’élégance — on applaudit — jusqu’à renvoyer vers d’autres auteurs et d’autres éditeurs.

Cet ouvrage devrait encourager ses lecteurs à s’interroger sur le rendu qu’ils souhaitent obtenir et à utiliser les bonnes techniques pour parvenir à leurs fins. Il devrait les convaincre de développer leur sensibilité à la lumière (et donc à l’ombre aussi) et de ne pas se contenter d’apprécier la lumière d’une manière seulement quantitative.

Léonard Misonne. Près du moulin. Années 1910. Domaine public

Car la lumière ne doit pas seulement exister en quantité suffisante; elle doit aussi, comme ci-dessus chez notre cher Léonard Misonne, servir le propos de l’image et de l’artiste-photographe.

Sans lumière, il n’y a pas vraiment photo!

On signalera à cette occasion que dans la même collection Secrets des photographes ont déjà paru en cette même année 2021 chez Eyrolles:

(*) Les secrets de la lumière et de l’exposition. Visualisation – Réglages – Prise de vie – Post-traitement. Volker Gilbert. 2è édition. Edition Eyrolles. Collection Secrets des photographes. Broché, 236 pages, format 17×23 cm, 26€.

Questions-réponses pour une culture photo avec JC Béchet

© Editions Eyrolles

Le goût s’éduque, en photographie comme ailleurs. Et la culture photographique est un bien précieux, qui s’acquiert. Cela n’a rien d’ennuyeux — que du contraire, comme le prouve un livre récemment sorti de presse aux Editions Eyrolles. L’ouvrage (*) se présente comme « une exploration des coulisses de la création photographique en 200 questions esthétiques et pratiques ».

Le livre est co-signé par le photographe Jean-Christophe Béchet, auteur d’une bonne vingtaine de livres de photographies. Cet ancien rédacteur-en-chef adjoint du magazine Réponses-Photo anime par ailleurs des ateliers photo et ses écrits comprennent également des ouvrages et textes très pertinents sur la photographie (**) . L’autre signataire du livre, Samuel Decklerck, est professeur de philosophie en lycée et fut président du club photo d’Angers.

Sous forme de réponses aux questions formulées par son complice, Jean-Christophe Béchet partage ici ses réflexions, jamais obscures et toujours enrichissantes, en traitant d’abord en profondeur les thématiques essentielles du portrait, du paysage et de la photo de rue. Il aborde les choix esthétiques et techniques comme les questions pratiques sans aucun recours au jargon, en photographe doublé d’un journaliste-communicant très averti. Ses références sont fondées sur une curiosité jamais limitée à son propre pays et au monde anglo-saxon.

Le propos se nourrit des propres expériences de Béchet, de ses connaissances approfondies sur l’évolution de la photo, des pratiques des meilleurs photographes et des situations rencontrées par ceux-ci dans leur travail. Béchet nous parle ainsi des portraits de Marylin Monroe ou de Picasso, des approches d’Ansel Adams ou de Robert Franck comme de la mission photographique de la DATAR. Il explique les origines de la « street photography », resitue les genres et leur naissance dans leur contexte, précise les différences entre les méthodes de Garry Winogand et de Lee Frielander dans les rues des grandes villes américaines.

Tout au long du livre émaillé de conseils, de notes discrètes et d’une bibliographie sélective, le jeu des questions-réponses fait de la culture photographique un terreau on ne peut plus vivant : sans prétendre à l’exhaustivité mais avec une subjectivité bien documentée, Béchet nous passionne toujours et ne lasse jamais. C’est clair et intelligemment dit.

Béchet défend l’idée que la photographie suppose en fin de compte une matérialité, que le mot « photographe » garde aujourd’hui tout son sens mais ne peut s’appliquer à ceux qui s’approprient ou utilisent les photos faites par d’autres pour les transformer et en faire leur propre création. Pour Béchet, une photographie n’est pas une simple image mais un véritable objet. Autrement dit, c’est le tirage qui fera d’une image une photographie et « c’est encore plus crucial pour une photographie d’art ».

Reproduction en poster du Baiser de L’Hôtel de Ville

En quelques pages, on lit ou relit aussi la véritable histoire du mythique Baiser de l’Hôtel de Ville (Robert Doisneau, 1950), une photo de rue réalisée pour Life et ressuscitée 36 ans après la prise de vue, qui empoisonna d’une façon malheureuse la vie de son auteur. Lequel n’avait jamais eu la moindre intention de « fabriquer » ce qu’il ne considérait même pas comme une de ses meilleures photos.

L’ouvrage s’achève sur un chapitre consacré aux pratiques contemporaines, plus controversées, de la photographie qualifiée de plasticienne, conceptuelle ou créative. Il ne s’agit plus d’un type de sujet mais de la manière de traiter son sujet et d’une approche stylistique susecptible d’englober tous les thèmes possibles.

Béchet, dont une partie du travail peut s’apparenter à la photographie plasticienne, fait subtilement la part des choses ici aussi. Sa conclusion? Ne pas abandonner le discours mais aussi la recherche créative à « ceux qui veulent ‘dissoudre’ la photographie dans une grande ‘ratatouille esthétique’ qui serait un mixte des arts plastiques et visuels ». Tout commence et tout finit par la pratique.

A vos boîtiers!

(*) Acquérir une culture photo. Sous-titre : Une exploration des coulisses de la création photographique en 200 questions esthétiques et pratiques. Auteurs : Jean-Christophe Béchet, Samuel Decklerck. Editions Eyrolles. 200 pages. Broché, format 17 x 21. 28 €.

(**) Voir notamment l’excellent Petite philosophie pratique de la prise de vie photographique, avec Pauline Kasprzak, Creaphis Editions, 2014.

Peinture et photographie : l’histoire d’une liaison

© Editions Flammarion, 2020

La date de naissance de 1839, correspondant à l’annonce par Arago du procédé mis au point par Daguerre, reste un sujet de controverse parmi les historiens de la photographie. Les défenseurs de Niepce et autres contemporains (Talbot, Bayard) ont certes des arguments à faire valoir en faveur des inventeurs des procédés sur papier. C’est dans cette époque passionnante, quand la photographie fut d’abord perçue comme une création relevant des sciences et de la mécanique, que nous plonge un ouvrage de référence, réédité et mis à jour aux Editions Flammarion (*). Son auteure, Dominique de Font-Réaux, conservatrice générale au musée du Louvre nous explique, depuis la naissance et la réception de la photographie, les liens complexes que tisseront photographie et peinture tout au long de ce XIXè siècle dont bon nombre d’historiens conviennent qu’il s’acheva réellement à la veille de la Première Guerre mondiale.

Si le daguerréotype ne pouvait, à la différence des procédés sur papier, se multiplier au départ d’une seule matrice, sa destination était l’exposition, ce qui renforçait son lien avec la peinture. La photographie hérita également de l’esthétique picturale de cette époque et s’inscrivit naturellement dans ses traces par la valorisation du regard de l’opérateur déterminant le cadre. En 1859, Baudelaire, ami et modèle de Nadar, ne dénie pas à la photographie ses ambitions artistiques mais il fustige l’assimilation de l’art au seul mimétisme. La crainte de voir la peinture supplantée, dans le registre de l’imitation tout au moins, libéra finalement les peintres, lesquels n’étaient plus tenus à la ressemblance. L’ouvrage raconte ainsi comment la photographie, en lieu et place de ou en opposition avec la peinture, s’imposa comme un art, nouveau mais héritier du passé tout à la fois.

Honoré de Balzac, photographie retouchée par Nadar à partir du daguerréotype de Bisson Date : ca 1890
Domaine public

Entre création picturale et photographique se forgent alors des interactions fondées sur l’échange des sujets et modèles, donnant naissance à de nouveaux codes de la représentation du réel. Les efforts de Le Gray pour figurer le ciel et le déroulé des vagues fourniront par exemple au peintre Courbet les motifs de ses représentations de la côte normande. A l’inverse, Nadar emprunta à Ingres ses fonds unis et les attitudes de ses portraits. En témoignent notamment les attitudes destinées à traduire la personnalité ou la vérité du modèle dans ses portraits de Berlioz ou de Baudelaire. Le portrait photographié induit par ailleurs dès 1860 un renouvellement pictural du genre, tandis que Julia Margaret Cameron utilise le flou pour livrer des portraits photographiques d’une grande qualité allient l’intime et l’esthétique.

S’appuyant sur une érudition puisée aux recherches effectuées par les institutions muséales et académiques, Dominique de Font-Réaux nous entraîne dans ces échanges entre peinture et photographie au travers du paysage, du portrait, de la nature morte, de la représentation de la vie quotidienne (« le genre ») ou encore du nu et des études d’après nature, dans lesquelles la photographie dispense le peintre de copier sur le terrain tout en lui offrant le choix du point de vue. Les collections d’artistes permettent de mieux comprendre ce rapport: témoin ce fonds de 3000 épreuves ayant appartenu au peintre Henri Fantin-Latour. La connaissance de la pratique artistique de ce temps s’enrichit de la sorte en montrant les secrets de fabrication des images peintes.

A travers des exemples non exhaustifs et des (re)découvertes récentes dans les fonds des artistes ou de leurs héritiers se révèle l’apport de la photographie dans des oeuvres majeures telles celles de Degas, qui s’y intéressa de très près au milieu des années 1890. L’ouvrage montre également la part et l’importance de la photographie dans l’oeuvre de Mucha, Derain, Vuillard ou du merveilleux Paul Bonnard, éclairant l’oeuvre du peintre en mettant le doigt sur ce qui, au delà de la similitude des thèmes, unit photographie et peinture dans une même grâce et une même approche du quotidien.

Marthe, debout à côté d’une chaise
Pierre Bonnard. 1900 ou 1901.
Public Domain

Si ces échanges à double sens entre peinture et photographie furent parfois tortueux, ils furent assurément féconds et le champ de recherches est loin d’être épuisé. L’auteure admet avoir réservé une large place à la France tout en évoquant d’autres pays dans cet ouvrage très soigné, judicieusement et agréablement mis en pages. Un voyage culturel dont on sort convaincu que les pratiques artistiques s’enrichissent mutuellement et que la photographie permit aux peintres de « développer un regard neuf sur le monde », même s’ils ont souvent négligé de l’inclure dans leurs expositions et leurs présentations. Comme une maîtresse cachée mais non moins chérie sans doute.

(*) Peinture et photographie. Les enjeux d’une rencontre, 1839-1914. Dominique de Font-Réaulx  Nouvelle édition mise à jour. Editions Flammarion. 336 pages – 201 x 256 mm. Couleur – Broché